– Si ça plaît aux enfants, répondit mon père, je ne suis pas pour les contrarier».
Vous croyez, madame, que j’allais être la plus heureuse des femmes? Attendez la fin. Ah! la tuile tombe toujours sur celui qui ne l’attend pas.
Huit jours avant celui qui était fixé pour notre mariage, le père Bernard avait trouvé un bourgeois qui consentait à lui prêter trois mille francs hypothéqués sur la maison et le jardin, qui en valaient à peu près deux fois autant. Aussitôt, il vint chez nous, le soir, pour nous annoncer cette bonne nouvelle.
«Eh bien! vieux Sans-Souci, dit-il, l’affaire est faite, et Bernard va se marier. C’est Malingreux qui les prête. Tu connais Malingreux, ce petit homme sec, avec un nez de fouine, qui est une si bonne pratique pour les huissiers? Quand je dis qu’il les prête, c’est une manière de parler, car il ne déboursera pas un centime, mais il me les fait prêter par un propriétaire, à 5 pour 100. Ce n’est pas trop cher, hein, pour Malingreux?
– Ma foi, dit mon père, je ne l’en aurais pas cru capable.
– Oui, mais le propriétaire lui-même, qui ne les a pas, est obligé de les emprunter à un notaire, à 6 pour 100.
– Six et cinq, ça fait onze, dit mon père.
– Oui, onze et trois pour la peine de Malingreux, cela fera quatorze, sans comprendre les renouvellements. Enfin, Bernard est sauvé de la conscription, c’est tout ce que nous voulions. Ce sera à lui et à Rose-d’Amour de regagner ma pauvre maison, et d’économiser jour et nuit. Et maintenant viens, Sans-Souci. Veux-tu venir avec nous faire une partie à Saint-Sulpice? Nous dînerons au cabaret avec toute la famille, excepté ma femme, qui ne peut pas aller si loin. Rose-d’Amour et Bernard seront bien aises de se promener ensemble.»
Le lendemain nous partions huit ou dix, ensemble, à pied, pleins de joie comme pour une noce. J’avais pris le bras de Bernard, et nous marchions les premiers à plus d’un quart de lieue en avant. Jamais nous n’avions été si gais. Pensez un peu, madame, si jeunes, si heureux, contents de nous-mêmes, de nos parents, de nos amis, du bon Dieu et de toute la nature, délivrés d’ailleurs de toute inquiétude pour l’avenir, nous étions dans un de ces jours qu’on ne rencontre pas trois fois dans la vie.
Saint-Sulpice est un village de quarante ou cinquante maisons, à deux lieues de chez nous. Derrière chaque maison sont des prés et des chènevières. Au milieu du village est une grande place avec une belle église, consacrée à saint Sulpice, un saint à qui l’on a coupé la tête dans les anciens temps, et dont les reliques font encore des miracles. Tout le village est très-beau et bien situé sur le penchant de la montagne. Les prairies sont les meilleures du département, on les fauche trois fois par an, et les bœufs si beaux que j’entends dire qu’on les envoie à Paris, pour être servis sur la table de l’empereur. Vous savez mieux que moi, madame, si l’on m’a dit la vérité.
La plus belle maison du village est un grand cabaret, toujours plein le dimanche, et où les gens de la ville vont quelquefois dîner comme les gens de la campagne. On y trouve toujours des pâtés, du veau rôti, des fruits, du lait, du vin d’Auvergne, de la bière et du cassis: et comme, à cause des chemins qui sont très-mauvais dans nos montagnes, il est plus commode d’aller à pied, on a toujours faim et soif en arrivant.
Nous n’étions pas, vous pensez bien, pour faire autrement que les autres, et nous ne tardâmes pas beaucoup à nous mettre à table. On but et l’on mangea comme à la noce; et de fait, c’était notre noce qu’on célébrait. Après dîner on dansa de toutes ses forces. Nous avions amené un vieux joueur de violon qui nous joua les plus belles bourrées du pays, et nous fit sauter comme des Basques, ou comme des tanches dans la friture. Peu à peu on s’échauffa de telle sorte, que les plus vieux se mirent de la partie et voulurent danser comme les autres.
Le vieux Sans-Souci lui-même ne se fit pas prier: on invita les paysans et les paysannes qui étaient là et qui nous regardaient, à danser avec nous, et bientôt toute la commune, le maire en tête, se mit en branle, et commença à faire un tel vacarme qu’on n’entendait pas le son des cloches qui appelaient les paroissiens à vêpres.
Pour moi, je dansais de mon mieux avec Bernard sans que personne s’occupât de nous, tant le tumulte et les cris de joie empêchaient de rien remarquer.
Quant au père de Bernard, il était d’une gaieté folle; le vin et la danse avaient réjoui sa vieillesse, il parlait de ses petits-enfants et chantait des chansons à boire. Enfin la nuit vint, et nous retournâmes à la ville.
Comme nous arrivions, nous vîmes une grande flamme s’élever au-dessus du faubourg. C’était la maison de Bernard qui brûlait. Sa mère, restée seule et infirme, avait, sans y penser, mis le feu aux rideaux de son lit. On l’avait sauvée à grand’ peine. La rivière était loin, on n’eut pas d’eau pour l’incendie, et la maison fut brûlée tout entière sans qu’on put en retirer une chaise.
«Allons, dit le père Bernard, plus de maison, plus d’hypothèque; plus d’hypothèque, plus d’argent; plus d’argent, plus de remplaçant, plus de Bernard. Mes enfants, il faut vous séparer, Bernard partira dans dix jours. Ma pauvre Rose, vos amours sont finies pour l’éternité, à moins que vous n’attendiez ce garçon pendant sept ans; et sept ans, croyez-moi, c’est beaucoup.»
Bernard ne dit pas un mot: on aurait cru que le tonnerre venait de tomber sur sa tête. Pour moi, je me sauvai dans ma chambre, et je pleurai toute la nuit.
Le vieux Sans-Souci, qui s’inquiétait d’entendre mes sanglots à travers la cloison, se leva au milieu de la nuit et m’embrassa en disant:
«Pauvre Rose!»
Il était loin de connaître tout mon malheur! Hélas! madame, à l’insu de nos parents, nous étions déjà mariés devant Dieu, et, depuis quelques jours, je n’avais plus rien à refuser à Bernard.
IV
Jusque-là, madame, je n’avais jamais eu l’ombre d’un regret ni d’un remords. À partir de cette fatale journée, je n’eus pas un moment de repos intérieur. Je voyais mon bonheur détruit, mon mari perdu, et, ce qui était pire encore, je n’avais même pas la consolation d’une bonne conscience. Ma vie était gâtée, je le voyais, je le sentais, et quoique personne ne le sût, excepté Bernard, je n’osais lever les yeux sur personne; il me semblait qu’on y aurait lu ce que je voulais me cacher à moi-même. Enfin, je commençai à avoir honte de moi-même. Avoir honte, madame, n’est-ce pas le pire tourment qu’on puisse souffrir en ce monde?
Cette douleur était d’autant plus vive que Bernard, son père et sa mère étant sans asile à cause de l’incendie de leur maison, furent obligés de venir habiter pendant quelque temps dans celle de mon père, et que je me trouvai tous les jours, matin et soir, en face de Bernard. Moi, si vive autrefois, si gaie, je me sentais triste à tout moment et je ne disais pas trois paroles par jour. Mon père lui-même finit par s’en étonner et par en chercher la cause, car il voyait bien qu’il y avait au fond de ce silence quelque chose de plus que la tristesse de voir partir Bernard. Il me fit plusieurs questions, mais je n’osai répondre, je n’osai surtout lui dire la vérité. Et d’ailleurs, quel remède?