– Que voulez-vous dire? demanda l’aveugle, qui désirait engager la conversation pour échapper aux noires idées qui le poursuivaient; votre maître est donc bien extraordinaire?
– Extraordinaire en tout, mon brave homme; mais, tenez, le hasard vous a amené ici, puisque ce village est éloigné de tout grand chemin. Vous n’y reviendrez sans doute jamais; vous ne le quitterez pas du moins sans savoir ce qu’est notre maître et ce qu’il fait de cette ferme; en deux mots, je vas vous dire ça, à condition que vous le répéterez à tout le monde. Vous verrez, c’est aussi bon à dire qu’à entendre.
– Je vous écoute, reprit le Maître d’école.
VI Une ferme modèle
– Et vous ne serez pas fâché de m’avoir entendu, dit le père Châtelain au Maître d’école. Figurez-vous qu’un jour notre maître s’est dit: «Je suis très-riche, c’est bon; mais, comme ça ne me fait pas dîner deux fois, si je faisais dîner ceux qui ne dînent pas du tout, et dîner mieux de braves gens qui ne mangent pas à leur faim?… Ma foi, ça me va: vite à l’œuvre!» Et notre maître s’est mis à l’œuvre. Il a acheté cette ferme, qui alors n’avait pas un grand faire-valoir, et n’employait guère plus de deux charrues: je sais cela, je suis né ici. Notre maître a augmenté les terres, vous saurez tout à l’heure pourquoi. À la tête de la ferme il a mis une digne femme aussi respectable que malheureuse, c’est toujours comme ça qu’il choisit, et il lui a dit: «Cette maison sera, comme la maison du bon Dieu, ouverte aux bons, fermée aux méchants; on en chassera les mendiants paresseux, mais on y donnera toujours l’aumône du travail à ceux qui ont bon courage: cette aumône-là n’humilie pas qui la reçoit et profite à qui la donne: le riche qui ne la fait pas est un mauvais riche.» C’est notre maître qui dit ça; par ma foi! il a raison, mais il fait mieux que de dire, il agit. Autrefois il y avait un chemin direct d’ici à Écouen qui raccourcissait d’une bonne lieue; mais, dame! il était si effondré, qu’on n’y pouvait plus passer, c’était la mort aux chevaux et aux voitures; quelques corvées et un peu d’argent fournis par un chacun des fermiers du pays auraient remis la route en état; mais, tant plus un chacun avait envie de voir cette route en état, tant plus un chacun renâclait à fournir argent et corvée. Notre maître, voyant ça, dit: «Le chemin sera fait; mais, comme ceux qui pourraient y contribuer n’y contribuent pas, comme c’est environ un chemin de luxe, il profitera un jour à ceux qui ont chevaux et voitures; mais il profitera d’abord à ceux qui n’ont que leurs deux bras, du cœur et pas de travail.» Ainsi, par exemple, un gaillard robuste frappe-t-il à la ferme en disant: «J’ai faim et je manque d’ouvrage. – Mon garçon, voilà une bonne soupe, une pioche, une pelle: on va vous conduire au chemin d’Écouen, faites chaque jour deux toises de cailloutis, et chaque soir vous aurez quarante sous, une toise vingt sous, une demi-toise, dix sous, sinon rien.» Moi, à la brune, en revenant des champs, je vais inspecter le chemin et m’assurer de ce que chacun a fait.
– Et quand on pense qu’il y a eu deux sans-cœur assez gredins pour manger la soupe et voler la pioche et la pelle! dit Jean-René avec indignation, ça dégoûterait de faire le bien.
– Ça, c’est vrai, dirent quelques laboureurs.
– Allons donc, mes enfants! reprit le père Châtelain. Voire… on ne ferait donc ni plantations ni semailles, parce qu’il y a des chenilles, des charançons, et autres mauvaises bestioles rongeuses de feuilles ou grugeuses de grain? Non, non, on écrase les vermines; le bon Dieu, qui n’est pas chiche, fait pousser de nouveaux bourgeons, de nouveaux épis, le dommage est réparé, et l’on ne s’aperçoit tant seulement pas que les bêtes malfaisantes ont passé par là. N’est-ce pas, mon brave homme? dit le vieux laboureur au Maître d’école.
– Sans doute, sans doute, reprit celui-ci, qui semblait depuis quelques moments réfléchir profondément.
– Quant aux femmes et aux enfants, il y a aussi du travail pour eux et pour leurs forces, ajouta le père Châtelain.
– Et malgré ça, dit Claudine la laitière, le chemin n’avance pas vite.
– Dame, ma fille, ça prouve qu’heureusement dans le pays les braves gens ne manquent pas d’ouvrage.
– Mais à un infirme, à moi, par exemple, dit tout à coup le Maître d’école, est-ce qu’on ne m’accorderait pas la charité d’une place dans un coin de la ferme, un morceau de pain et un abri, pour le peu de temps qui me reste à vivre? Oh! si cela se pouvait, mes bonnes gens, je passerais ma vie à remercier votre maître.
Le brigand parlait alors sincèrement. Il ne se repentait pas pour cela de ses crimes; mais l’existence paisible, heureuse, des laboureurs excitait d’autant plus son envie qu’il songeait à l’avenir effrayant que lui réservait la Chouette; avenir qu’il avait été loin de prévoir et qui lui faisait regretter davantage encore d’avoir, en rappelant sa complice auprès de lui, perdu pour jamais la possibilité de vivre auprès des honnêtes gens chez lesquels le Chourineur l’avait placé.
Le père Châtelain regarda le Maître d’école avec étonnement.
– Mais, mon pauvre homme, lui dit-il, je ne vous croyais pas tout à fait sans ressources.
– Hélas! mon Dieu, si… j’ai perdu la vue par un accident de mon métier. Je vais à Louvres chercher des secours chez un parent éloigné; mais vous comprenez, quelquefois les gens sont si égoïstes, si durs…, dit le Maître d’école.
– Oh! il n’y a pas d’égoïsme qui tienne, reprit le père Châtelain; un bon et honnête ouvrier comme vous, malheureux comme vous avec un enfant si gentil, si bon, ça attendrirait des pierres. Mais le maître qui vous employait avant votre accident, comment ne fait-il rien pour vous?
– Il est mort, dit le Maître d’école après un moment d’hésitation; et c’était mon seul protecteur.
– Mais l’hospice des aveugles?
– Je n’ai pas l’âge d’y entrer.
– Pauvre homme! vous êtes bien à plaindre!
– Eh bien! vous croyez que si je ne trouve pas à Louvres les secours que j’espère, votre maître, que je respecte déjà sans le connaître, n’aura pas pitié de moi?
– Malheureusement, voyez-vous, la ferme n’est pas un hospice. Ordinairement, ici, on accorde aux infirmes de passer une nuit ou un jour à la ferme, puis on leur donne un secours, et que le bon Dieu les ait en aide!
– Ainsi je n’ai aucun espoir d’intéresser votre maître à mon triste sort? dit le brigand avec un soupir de regret.
– Je vous dis la règle, mon brave homme; mais notre maître est si compatissant, si généreux, qu’il est capable de tout.
– Vous croyez? s’écria le Maître d’école. Il serait possible qu’il consentit à me laisser vivre ici dans un coin? Je serais heureux de si peu!
– Je vous dis que notre maître est capable de tout. S’il consent à vous garder à la ferme, vous n’auriez pas à vous cacher dans un coin; vous seriez traité comme nous donc!… comme aujourd’hui. On trouverait de quoi occuper votre enfant selon ses forces; bons conseils et bons exemples ne lui manqueraient point; notre vénérable curé l’instruirait avec les autres enfants du village, et il grandirait dans le bien, comme on dit. Mais pour ça, tenez, il faudrait demain matin parler tout franchement à Notre-Dame-de-Bon-Secours.