– Comment? dit le Maître d’école.
– Nous appelons ainsi notre maîtresse. Si elle s’intéresse à vous, votre affaire est sûre. En fait de charité, notre maître ne sait rien refuser à notre dame.
– Oh! alors je lui parlerai, je lui parlerai! s’écria joyeusement le Maître d’école, se voyant déjà délivré de la tyrannie de la Chouette.
Cette espérance trouva peu d’écho chez Tortillard, qui ne se sentait nullement disposé à profiter des offres du vieux laboureur et à grandir dans le bien sous les auspices d’un vénérable curé. Le fils de Bras-Rouge avait des penchants très-peu rustiques et l’esprit très-peu tourné à la bucolique; d’ailleurs, fidèle aux traditions de la Chouette, il aurait vu avec un vif déplaisir le Maître d’école se soustraire à leur commun despotisme: il voulait donc rappeler à la réalité le brigand, qui s’égarait déjà parmi de champêtres et riantes illusions.
– Oh! oui, répéta le Maître d’école, je lui parlerai, à Notre-Dame-de-Bon-Secours… elle aura pitié de moi, et…
Tortillard donna en ce moment et sournoisement un vigoureux coup de pied au Maître d’école et l’atteignit au bon endroit.
La souffrance interrompit et abrégea la phrase du brigand, qui répéta, après un tressaillement douloureux:
– Oui, j’espère que cette bonne dame aura pitié de moi.
– Pauvre bon papa, reprit Tortillard; mais tu comptes pour rien ma bonne tante, Mme la Chouette, qui t’aime si fort. Pauvre tante la Chouette!… Oh! elle ne t’abandonnera pas comme ça, vois-tu! Elle serait plutôt capable de venir te réclamer ici avec notre cousin M. Barbillon.
– Ce brave homme a des parents chez les poissons et les oiseaux, dit tout bas Jean-René d’un air prodigieusement malicieux, en donnant un coup de coude à Claudine, sa voisine.
– Grand sans-cœur, allez! de rire de ces malheureux, répondit tout bas la fille de ferme, en donnant à son tour à Jean-René un coup de coude à lui briser trois côtes.
– Mme la Chouette est une de vos parentes? demanda le laboureur au Maître d’école.
– Oui, c’est une de nos parentes, répondit-il avec un morne et sombre accablement.
Dans le cas où il trouverait à la ferme un refuge inespéré, il craignait que la borgnesse ne vînt par méchanceté le dénoncer; il craignait aussi que les noms étranges de ses prétendus parents, Mmela Chouette et M. Barbillon, cités par Tortillard, n’éveillassent les soupçons; mais à cet endroit ses craintes furent vaines; Jean-René seul y vit le texte d’une plaisanterie faite à voix basse et très-mal accueillie par Claudine.
– C’est une parente que vous allez trouver à Louvres? demanda le père Châtelain.
– Oui, dit le brigand, mais je crois que mon fils se trompe en comptant trop sur elle.
– Oh! mon pauvre papa, je ne me trompe pas… va… Elle est si bonne, ma tante la Chouette!… Tu sais bien, c’est elle qui t’a envoyé l’eau avec laquelle je bassine ta jambe… et la manière de s’en servir… C’est elle qui m’a dit: «Fais pour ton pauvre papa ce que je ferais moi-même, et le bon Dieu te bénira…» Oh! ma tante la Chouette… elle t’aime, mais elle t’aime si fort que…
– C’est bien, c’est bien, dit le Maître d’école en interrompant Tortillard, ça ne m’empêchera pas, en tout cas, de parler demain matin à la bonne dame d’ici… et d’implorer son appui auprès du respectable propriétaire de cette ferme; mais, ajouta-t-il pour changer de conversation et mettre un terme aux imprudents propos de Tortillard, mais, à propos du propriétaire de cette ferme, on m’avait promis de me dire ce qu’il y a de particulier dans l’organisation de la métairie où nous sommes.
– C’est moi qui vous ai promis cela, dit le père Châtelain, et je vais remplir ma promesse. Notre maître, après avoir ainsi imaginé ce qu’il appelle l’aumône du travail, s’est dit: «Il y a des établissements et des prix pour encourager l’amélioration des chevaux, des bestiaux, des charrues et de bien d’autres choses encore… Ma foi!… m’est avis qu’il serait un brin temps de moyenner aussi de quoi améliorer les hommes… Bonnes bêtes, c’est bien; bonnes gens, ça serait mieux, mais plus difficile. Lourde avoine et pré dru, eau vive et air pur, soins constants et sûr abri, chevaux et bestiaux viendront comme à souhait et vous donneront contentement; mais, pour les hommes, voire! c’est autre chose: on ne met pas un homme en grand-vertu comme un bœuf en grand-chair. L’herbage profite au bœuf, parce que l’herbage, savoureux au goût, lui plaît en l’engraissant; eh bien! m’est avis que, pour que les bons conseils profitent bien à l’homme, faudrait faire qu’il trouve son compte à les suivre…»
– Comme le bœuf trouve son compte à manger de bonne herbe, n’est-ce pas, père Châtelain?
– Justement, mon garçon.
– Mais, père Châtelain, dit un autre laboureur, on a parlé dans les temps d’une manière de ferme où des jeunes voleurs, qui avaient eu, malgré ça, une très-bonne conduite tout de même, apprenaient l’agriculture, et étaient soignés, choyés comme de petits princes?
– C’est vrai, mes enfants; il y a du bon là-dedans; c’est humain et charitable de ne jamais désespérer des méchants; mais faudrait faire aussi espérer les bons. Un honnête jeune homme, robuste et laborieux, ayant envie de bien faire et de bien apprendre, se présenterait à cette ferme de jeunes ex-voleurs, qu’on lui dirait: – Mon gars, as-tu un brin volé et vagabondé? – Non. – Eh bien! il n’y a pas de place ici pour toi.
– C’est pourtant vrai ce que vous dites là, père Châtelain, dit Jean-René. On fait pour des coquins ce qu’on ne fait pas pour les honnêtes gens; on améliore les bêtes et non pas les hommes.
– C’est pour donner l’exemple et remédier à ça, mon garçon, que notre maître, comme je l’apprends à ce brave homme, a établi cette ferme… «Je sais bien, a-t-il dit, que là-haut il y a des récompenses pour les honnêtes gens; mais là-haut… dame! c’est bien haut, c’est bien loin; et d’aucuns (il faut les plaindre, mes enfants) n’ont point la vue et l’haleine assez longue pour atteindre là; et puis où trouveraient-ils le temps de regarder là-haut? Pendant le jour, de l’aurore au coucher du soleil, courbés sur la terre, ils la bêchent et la rebêchent pour un maître; la nuit, ils dorment harassés sur leur grabat… Le dimanche, ils s’enivrent au cabaret pour oublier les fatigues d’hier et celles de demain. C’est qu’aussi ces fatigues sont stériles pour eux, pauvres gens! Après un travail forcé, leur pain est-il moins noir, leur couche moins dure, leur enfant moins malingre, leur femme moins épuisée à le nourrir?… le nourrir!… elle qui ne mange pas à sa faim! Non! non! non! Après ça, je sais bien, mes enfants, que noir est leur pain, mais c’est du pain; dur est leur grabat, mais c’est un lit; chétifs sont leurs enfants, mais ils vivent. Les malheureux supporteraient peut-être allègrement leur sort, s’ils croyaient qu’un chacun est comme eux. Mais ils vont à la ville ou au bourg le jour du marché, et là ils voient du pain blanc, d’épais et chauds matelas, des enfants fleuris comme des rosiers de mai, et si rassasiés, si rassasiés, qu’ils jettent du gâteau à des chiens. Dame!… alors, quand ils reviennent à leur hutte de terre, à leur pain noir, à leur grabat, ces pauvres gens se disent, en voyant leur petit enfant souffreteux, maigre, affamé, à qui ils auraient bien voulu apporter un de ces gâteaux que les petits riches jetaient aux chiens: «Puisqu’il faut qu’il y ait des riches et des pauvres, pourquoi ne sommes-nous pas nés riches? C’est injuste… Pourquoi chacun n’a-t-il pas son tour?» Sans doute, mes enfants, ce qu’ils disent là est déraisonnable… et ne sert pas à leur faire paraître leur joug plus léger; et pourtant ce joug dur et pesant, qui quelquefois blesse, écrase, il leur faut le porter sans relâche, et cela sans espoir de se reposer jamais… et de connaître un jour, un seul jour, le bonheur que donne l’aisance… Toute la vie comme ça, dame! ça paraît long… long comme un jour de pluie sans un seul petit rayon de soleil. Alors on va à l’ouvrage avec tristesse et dégoût. Finalement la plupart des gagés se disent: «À quoi bon travailler mieux et davantage! Que l’épi soit lourd ou léger, ça m’est tout un! À quoi bon me crever de beau zèle? Restons strictement honnêtes; le mal est puni, ne faisons pas le mal; le bien est sans récompense, ne faisons pas le bien… Ayons les qualités des bonnes bêtes de somme: patience, force et docilité…» Ces pensers-là sont malsains, mes enfants; de cette insouciance à la fainéantise il n’y a pas loin, et de la fainéantise au vice il y a moins loin encore… Malheureusement, ceux-là qui, ni bons ni méchants, ne font ni bien ni mal, sont le plus grand nombre; c’est donc ceux-là, a dit notre maître, qu’il faut améliorer, ni plus ni moins que s’ils avaient l’honneur d’être des chevaux, des bêtes à cornes ou à laine… Faisons qu’ils aient intérêt à être actifs, sages, laborieux, instruits et dévoués à leurs devoirs… prouvons-leur qu’en devenant meilleurs ils deviendront matériellement plus heureux… tout le monde y gagnera… Pour que les bons conseils leur profitent, donnons-leur ici-bas comme qui dirait un brin l’avant-goût du bonheur qui attend les justes là-haut…»Son plan bien arrêté, notre maître a fait savoir dans les environs qu’il lui fallait six laboureurs et autant de femmes ou filles de ferme, mais il voulait choisir ce monde-là parmi les meilleurs sujets du pays, d’après les renseignements qu’il ferait prendre chez les maires, chez les curés ou ailleurs. On devait être payé comme nous le sommes, c’est-à-dire comme des princes, nourri mieux que des bourgeois, et partager entre tous les travailleurs un cinquième des produits de la récolte; on resterait deux ans à la ferme, pour faire ensuite place à d’autres laboureurs choisis aux mêmes conditions; après cinq ans révolus, on pourrait se représenter s’il y avait des vacances… Aussi, depuis la fondation de la ferme, laboureurs et journaliers se disent dans les environs: «Soyons actifs, honnêtes, laborieux, faisons-nous remarquer par notre bonne conduite, et nous pourrons un jour avoir une des places de la ferme de Bouqueval; là nous vivrons comme en paradis durant deux ans; nous nous perfectionnerons dans notre état; nous emporterons un bon pécule et par là-dessus, en sortant d’ici, c’est à qui voudra nous engager, puisque pour entrer ici il faut un brevet d’excellent sujet.