– Oui, maman; Marie va venir avec moi.
– Sans doute; est-ce que vous pouvez vous passer l’une de l’autre? dit la fermière.
– Et moi, reprit Mme Georges en s’asseyant devant une table, je vais commencer ma liste pour ne pas perdre de temps, car il faut que nous soyons de retour à Bouqueval à quatre heures.
– À quatre heures!… vous êtes donc bien pressée? dit Mme Dubreuil.
– Oui, il faut que Marie soit au presbytère à cinq heures.
– Oh! s’il s’agit du bon abbé Laporte… c’est sacré, dit MmeDubreuil. Je vais donner les ordres en conséquence… Ces deux enfants ont bien… bien des choses à se dire… Il faut leur donner le temps de se parler.
– Nous partirons donc à trois heures, ma chère madame Dubreuil.
– C’est entendu… Mais que je vous remercie donc encore!… quelle bonne idée j’ai eue de vous prier de venir à mon aide! dit Mme Dubreuil. Allons, Clara; allons, Marie!…
Pendant que Mme Georges écrivait, Mme Dubreuil sortit d’un côté, les deux jeunes filles d’un autre, avec la servante qui avait annoncé l’arrivée de la laitière de Stains.
– Où est-elle, cette pauvre femme? demanda Clara.
– Elle est avec ses enfants, sa petite charrette et son âne, dans la cour des granges, mademoiselle.
– Tu vas la voir, Marie, la pauvre femme, dit Clara en prenant le bras de la Goualeuse; comme elle est pâle et comme elle a l’air triste avec son grand deuil de veuve! La dernière fois qu’elle est venue voir maman, elle m’a navrée; elle pleurait à chaudes larmes en parlant de son mari, et puis tout à coup ses larmes s’arrêtaient, et elle entrait dans des accès de fureur contre l’assassin. Alors… elle me faisait peur, tant elle avait l’air méchant; mais au fait, son ressentiment est bien naturel!… l’infortunée!… Comme il y a des gens malheureux!… n’est-ce pas, Marie?
– Oh! oui, oui… sans doute…, répondit la Goualeuse en soupirant d’un air distrait. Il y a des gens bien malheureux, vous avez raison, mademoiselle…
– Allons! s’écria Clara en frappant du pied avec une impatience chagrine, voilà encore que tu me dis vous… et que tu m’appelles mademoiselle; mais tu es donc fâchée contre moi, Marie?
– Moi, grand Dieu!
– Eh bien! alors, pourquoi me dis-tu vous?… Tu le sais, ma mère et Mme Georges t’ont déjà réprimandée pour cela. Je t’en préviens, je te ferai encore gronder: tant pis pour toi…
– Clara, pardon, j’étais distraite…
– Distraite… quand tu me revois après plus de huit grands jours de séparation? dit tristement Clara. Distraite… cela serait déjà bien mal; mais non, non, ce n’est pas cela: tiens, vois-tu, Marie… je finirai par croire que tu es fière.
Fleur-de-Marie devint pâle comme une morte et ne répondit pas…
À sa vue, une femme portant le deuil de veuve avait poussé un cri de colère et d’horreur.
Cette femme était la laitière qui, chaque matin, vendait du lait à la Goualeuse lorsque celle-ci demeurait chez l’ogresse du tapis-franc.
XI La laitière
La scène que nous allons raconter se passait dans une des cours de la ferme, en présence des laboureurs et des femmes de service qui rentraient de leurs travaux pour prendre leur repas de midi.
Sous un hangar, on voyait une petite charrette attelée d’un âne, et contenant le rustique et pauvre mobilier de la veuve; un petit garçon de douze ans, aidé de deux enfants moins âgés, commençait à décharger cette voiture.
La laitière, complètement vêtue de noir, était une femme de quarante ans environ, à la figure rude, virile et résolue; ses paupières étaient rougies par des larmes récentes. En apercevant Fleur-de-Marie, elle jeta d’abord un cri d’effroi; mais bientôt la douleur, l’indignation, la colère, contractèrent ses traits; elle se précipita sur la Goualeuse, la prit brutalement par le bras et s’écria en la montrant aux gens de la ferme:
– Voilà une malheureuse qui connaît l’assassin de mon pauvre mari… Je l’ai vue vingt fois parler à ce brigand! Quand je vendais du lait au coin de la rue de la Vieille-Draperie, elle venait m’en acheter pour un sou tous les matins; elle doit savoir quel est le scélérat qui a fait le coup, comme toutes ses pareilles, elle est de la clique de ces bandits… Oh! tu ne m’échapperas pas, coquine que tu es!… s’écria la laitière exaspérée par d’injustes soupçons; et elle saisit l’autre bras de Fleur-de-Marie, qui, tremblante, éperdue, voulait fuir.
Clara, stupéfaite de cette brusque agression, n’avait pu jusqu’alors dire un mot; mais, à ce redoublement de violence, elle s’écria en s’adressant à la veuve:
– Mais vous êtes folle!… le chagrin vous égare!… vous vous trompez!…
– Je me trompe!… reprit la paysanne avec une ironie amère, je me trompe! Oh! que non!… je ne me trompe pas… Tenez, regardez comme la voilà déjà pâle… la misérable!… comme ses dents claquent!… La justice te forcera de parler; tu vas venir avec moi chez M. le maire… entends-tu?… Oh! il ne s’agit pas de résister… j’ai une bonne poigne… je t’y porterai plutôt…
– Insolente que vous êtes! s’écria Clara exaspérée, sortez d’ici… Oser ainsi manquer à mon amie, à ma sœur!
– Votre sœur… mademoiselle, allons donc! C’est vous, vous qui êtes folle! répondit grossièrement la veuve. Votre sœur!… une fille des rues, que, durant six mois, j’ai vue traîner dans la Cité!
À ces mots, les laboureurs firent entendre de longs murmures contre Fleur-de-Marie; ils prenaient naturellement parti pour la laitière, qui était de leur classe, et dont le malheur les intéressait.
Les trois enfants, entendant leur mère élever la voix, accoururent auprès d’elle et l’entourèrent en pleurant, sans savoir de quoi il s’agissait. L’aspect de ces pauvres petits, aussi vêtus de deuil, redoubla la sympathie qu’inspirait la veuve et augmenta l’indignation des paysans contre Fleur-de-Marie.
Clara, effrayée de ces démonstrations presque menaçantes, dit aux gens de la ferme d’une voix émue:
– Faites sortir cette femme d’ici; je vous répète que le chagrin l’égare. Marie, Marie, pardon! Mon Dieu, cette folle ne sait pas ce qu’elle dit…
La Goualeuse, pâle, la tête baissée pour échapper à tous les regards, restait muette, anéantie, inerte, et ne faisait pas un mouvement pour échapper aux rudes étreintes de la robuste laitière.
Clara, attribuant cet abattement à l’effroi qu’une pareille scène devait inspirer à son amie, dit de nouveau aux laboureurs:
– Vous ne m’entendez donc pas? Je vous ordonne de chasser cette femme… Puisqu’elle persiste dans ses injures, pour la punir de son insolence, elle n’aura pas ici la place que ma mère lui avait promise; de sa vie elle ne remettra les pieds à la ferme.