Aucun laboureur ne bougea pour obéir aux ordres de Clara; l’un d’eux osa même dire:

– Dame… mademoiselle, si c’est une fille des rues et qu’elle connaisse l’assassin du mari de cette pauvre femme… faut qu’elle vienne s’expliquer chez le maire…

– Je vous répète que vous n’entrerez jamais à la ferme, dit Clara à la laitière, à moins qu’à l’instant vous ne demandiez pardon à mademoiselle Marie de vos grossièretés.

– Vous me chassez, mademoiselle!… à la bonne heure, répondit la veuve avec amertume. Allons, mes pauvres orphelins, ajouta-t-elle en embrassant ses enfants, rechargez la charrette, nous irons gagner notre pain ailleurs, le bon Dieu aura pitié de nous; mais au moins, en nous en allant, nous emmènerons chez M. le maire cette malheureuse, qui va être bien forcée de dénoncer l’assassin de mon pauvre mari… puisqu’elle connaît toute la bande!… Parce que vous êtes riche, mademoiselle, reprit-elle en regardant insolemment Clara, parce que vous avez des amies dans ces créatures-là… faut pas pour cela… être si dure aux pauvres gens!

– C’est vrai, dit un laboureur, la laitière a raison…

– Pauvre femme!

– Elle est dans son droit…

– On a assassiné son mari… faut-il pas qu’elle soit contente?

– On ne peut pas l’empêcher de faire son possible pour découvrir les brigands qui ont fait le coup.

– C’est une injustice de la renvoyer.

– Est-ce que c’est sa faute, à elle, si l’amie de Mlle Clara se trouve être… une fille des rues?

– On ne met pas à la porte une honnête femme… une mère de famille… à cause d’une malheureuse pareille!

Et les murmures devenaient menaçants, lorsque Clara s’écria:

– Dieu soit loué… voici ma mère…

En effet, Mme Dubreuil, revenant du pavillon du verger, traversait la cour.

– Eh bien! Clara, eh bien! Marie, dit la fermière en approchant du groupe, venez-vous déjeuner? Allons, mes enfants, il est déjà tard!

– Maman, s’écria Clara, défendez ma sœur des insultes de cette femme, et elle montra la veuve; de grâce, renvoyez-la d’ici. Si vous saviez toutes les insolences qu’elle a l’audace de dire à Marie…

– Comment? Elle oserait?…

– Oui, maman… Voyez, pauvre petite sœur, comme elle est tremblante… elle peut à peine se soutenir… Ah! c’est une honte qu’une telle scène se passe chez nous… Marie, pardonne-nous, je t’en supplie!

– Mais qu’est-ce que cela signifie? demanda Mme Dubreuil en regardant autour d’elle d’un air inquiet, après avoir remarqué l’accablement de la Goualeuse.

– Madame sera juste, elle… bien sûr…, murmurèrent les laboureurs.

– Voilà Mme Dubreuil; c’est toi qui vas être mise à la porte, dit la veuve à Fleur-de-Marie.

– Il est donc vrai! s’écria Mme Dubreuil à la laitière, qui tenait toujours Fleur-de-Marie par le bras, vous osez parler de la sorte à l’amie de ma fille! Est-ce ainsi que vous reconnaissez mes bontés? Voulez-vous laisser cette jeune personne tranquille!

– Je vous respecte, madame, et j’ai de la reconnaissance pour vos bontés, dit la veuve en abandonnant le bras de Fleur-de-Marie; mais avant de m’accuser et de me chasser de chez vous avec mes enfants, interrogez donc cette malheureuse. Elle n’aura peut-être pas le front de nier que je la connais et qu’elle me connaît aussi.

– Mon Dieu, Marie, entendez-vous ce que dit cette femme? demanda Mme Dubreuil au comble de la surprise.

– T’appelles-tu, oui ou non, la Goualeuse? dit la laitière à Marie.

– Oui, dit la malheureuse à voix basse d’un air atterré et sans regarder Mme Dubreuil; oui, on m’appelait ainsi…

– Ah! voyez-vous! s’écrièrent les laboureurs courroucés, elle l’avoue! elle l’avoue!…

– Elle l’avoue… mais quoi? Qu’avoue-t-elle? s’écria MmeDubreuil, à demi effrayée de l’aveu de Fleur-de-Marie.

– Laissez-la répondre, madame, reprit la veuve, elle va encore avouer qu’elle était dans une maison infâme de la rue aux Fèves, dans la Cité, où je lui vendais pour un sou de lait tous les matins; elle va encore avouer qu’elle a souvent parlé de moi à l’assassin de mon pauvre mari. Oh! elle le connaît bien, j’en suis sûre… un jeune homme pâle qui fumait toujours et qui portait une casquette, une blouse et de grands cheveux; elle doit savoir son nom… est-ce vrai? Répondras-tu, malheureuse! s’écria la laitière.

– J’ai pu parler à l’assassin de votre mari, car il y a malheureusement plus d’un meurtrier dans la Cité, dit Fleur-de-Marie d’une voix défaillante, mais je ne sais pas de qui vous voulez me parler.

– Comment… que dit-elle? s’écria Mme Dubreuil avec effroi. Elle a parlé à des assassins…

– Les créatures comme elle ne connaissent que ça…, répondit la veuve.

D’abord stupéfaite d’une si étrange révélation, confirmée par les dernières paroles de Fleur-de-Marie, Mme Dubreuil, comprenant tout alors, se recula avec dégoût et horreur, attira violemment et brusquement à elle sa fille Clara, qui s’était approchée de la Goualeuse pour la soutenir, et s’écria:

– Ah! quelle abomination! Clara, prenez garde! N’approchez pas de cette malheureuse. Mais comment Mme Georges a-t-elle pu la recevoir chez elle? Comment a-t-elle osé me la présenter, et souffrir que ma fille… Mon Dieu! mon Dieu! mais c’est horrible, cela! C’est à peine si je peux croire ce que je vois! Mais non, non, Mme Georges est incapable d’une telle indignité! Elle aura été trompée comme nous. Sans cela… Oh! ce serait infâme de sa part!

Clara, désolée, effrayée de cette scène cruelle, croyait rêver. Dans sa candide ignorance, elle ne comprenait pas les terribles récriminations dont on accablait son amie; son cœur se brisa, ses yeux se remplirent de larmes en voyant la stupeur de la Goualeuse, muette, atterrée comme une criminelle devant les juges.

– Viens, viens, ma fille, dit Mme Dubreuil à Clara; puis se retournant vers Fleur-de-Marie: Et vous, indigne créature, le bon Dieu vous punira de votre infâme hypocrisie. Oser souffrir que ma fille… un ange de vertu, vous appelle son amie, sa sœur… son amie!… sa sœur!… vous… le rebut de ce qu’il y a de plus vil au monde! Quelle effronterie! Oser vous mêler aux honnêtes gens, quand vous méritez sans doute d’aller rejoindre vos semblables en prison!

– Oui, oui, s’écrièrent les laboureurs; il faut qu’elle aille en prison; elle connaît l’assassin.

– Elle est peut-être sa complice, seulement!

– Vois-tu qu’il y a une justice au ciel! dit la veuve en montrant le poing à la Goualeuse.


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