«Ce Polydore accompagné d’un lourd poids d’or avait été secrètement confié aux soins du roi Thrace par l’infortuné Priam, lorsqu’il commençait à perdre confiance dans les armes dardaniennes et qu’il voyait se resserrer le siège de sa ville. Dès que la Fortune se retira de nous et que notre puissance fut brisée, le Thrace se rallia au parti d’Agamemnon et de ses armes victorieuses: il viole toutes les lois divines, décapite Polydore et fait main basse sur ses richesses. À quoi ne contrains-tu pas le cœur des hommes, exécrable appétit de l’or! Quand la terreur m’eut quitté, je rapportai ce divin prodige aux chefs du peuple, et d’abord à mon père, et je demandai les avis. Ils sont unanimes: quitter cette terre scélérate, abandonner ce pays où l’hospitalité a été profanée et rendre à nos vaisseaux le souffle des vents. Nous célébrons donc les funérailles de Polydore: sur le tertre on amoncelle un énorme tombeau de terre; on dresse des autels aux Mânes, décorés des bandelettes de deuil et du noir cyprès. Les femmes d’Ilion se rangent autour, les cheveux épars, selon la coutume. Nous apportons l’offrande funèbre des vases où écume un lait tiède et des patères remplies du sang des victimes; nous enfermons l’âme dans son sépulcre et une dernière fois nous l’appelons à voix haute.
«Dès que la mer nous inspire confiance et que les vents nous donnent des flots calmés, au léger frisson de l’Auster qui nous appelle au large, mes compagnons tirent leurs vaisseaux et couvrent le rivage. Nous sortons du port; la terre et la ville disparaissent. Au milieu des flots s’élève une terre sacrée, très chère à la mère des Néréides et à Neptune l’Égéen. Comme elle errait le long des côtes et des rivages, le divin Archer, reconnaissant, l’attacha à la montagneuse Mycone et à Gyaros: il lui donna l’immobilité, un peuple et le mépris des vents. C’est là que je suis conduit: elle nous reçoit fatigués dans ses eaux sûres et tranquilles. À peine descendus, nous saluons pieusement la ville d’Apollon. Le roi Anius, qui est à la fois un roi et un prêtre de Phébus, les tempes ceintes de bandelettes et du laurier sacré, s’avance à notre rencontre. Il reconnaît son vieil ami Anchise. Nous nous serrons les mains en vertu des liens de l’hospitalité, et nous entrons sous son toit.
«J’invoquais le dieu devant son vieux temple de pierre. «Ô Dieu de Thymbra, donne-moi une demeure assurée; donne-nous, après tant de fatigues, des murs, une postérité, une ville durable; protège le second Pergame troyen, les restes du massacre des Grecs et du farouche Achille. Quel sera notre guide? Où veux-tu que nous allions? Où nous ordonnes-tu de nous fixer? Père, donne-nous un signe de ta volonté et descend dans nos cœurs.»
«J’avais à peine prononcé ces mots que soudain tout me sembla trembler et le parvis et le laurier du dieu; la montagne entière s’ébranle; le sanctuaire s’ouvre et le trépied mugit. Prosternés, nous embrassons la terre et nous entendons la voix. «Durs descendants de Dardanus, la terre qui la première vous a portés dès l’origine de vos ancêtres vous attend et vous recevra dans son heureuse fécondité: cherchez cette mère antique. La maison d’Énée y dominera sur tous les pays, et les fils de ses fils et ceux qui naîtront d’eux.» Ainsi parle Phébus: ces paroles causent une agitation d’où naît une immense joie; et tous se demandent quels sont ces murs où Phébus appelle les exilés et leur commande de revenir.
«Alors mon père, déroulant dans sa mémoire les traditions des hommes d’autrefois, nous dit: «Chefs, écoutez et connaissez votre espérance. C’est au milieu des mers dans l’île du grand Jupiter, dans la Crète où s’élève le mont Ida, que se trouve le berceau de notre race. Elle est peuplée de cent villes puissantes qui sont autant de riches États. Si je me rappelle exactement ce que j’ai entendu, le premier de nos ancêtres, Teucer, en était parti lorsqu’il aborda au cap Rhétée et choisit la Troade pour y fonder son royaume. Ilion ni la citadelle Pergame n’étaient encore debout; on habitait le fond des vallées. De la Crète nous vinrent la Mère, la déesse du mont Cybèle, et l’airain des Corybantes et le nom d’Ida donné à nos forêts. De la Crête nous vinrent le silence assuré aux Mystères et le char de la Souveraine traîné par un attelage de lions. Donc, en avant, et suivons le chemin où la parole des dieux nous guide. Apaisons les vents et gagnons les royaumes de Gnosse. Nous n’en sommes pas très loin: que Jupiter seulement nous assiste, et, à la troisième aurore, notre flotte touchera les rives de la Crête.» Il nous parla ainsi et au pied des autels il immola, – honneurs qui leur sont dus, – un taureau à Neptune, un taureau pour toi, ô bel Apollon, une brebis noire à la Tempête, une brebis blanche aux favorables Zéphyrs.
«Le bruit court que le roi Idoménée est parti, chassé de son royaume paternel, et que les rivages de la Crète sont déserts. Nos ennemis ont quitté le pays; les maisons abandonnées nous attendent. Nous nous éloignons du port d’Ortygie et nous volons sur les flots. Nous rasons les collines de Naxos où vont criant les Bacchantes, et la verte Donuse, Oléare, la blanche Paros et les Cyclades éparses sur la mer et les détroits resserrés de tous ces archipels. Mes matelots rivalisent d’ardeur, et crient et s’encouragent: Gagnons la Crète et le pays de nos pères! Un vent de poupe s’élève et nous pousse; et enfin nous abordons aux antiques rivages des Curètes. Je m’empresse donc de construire les murs de la ville désirée; je la nomme Pergamée, et j’exhorte mon peuple, que ce nom met en allégresse, à chérir ses foyers et à élever pour leur protection une haute citadelle.
«Juste au moment où les vaisseaux étaient à sec sur le rivage, où les mariages et les défrichements occupaient la jeunesse, où je donnais des lois et des demeures, tout à coup, dans la corruption de l’air, une déplorable contagion vint infecter les membres, attaquer les arbres, les moissons, et apporter la mort. Les hommes perdaient la douce lumière de la vie ou se traînaient douloureusement. Sirius brûlait les champs stérilisés, l’herbe se desséchait; les récoltes flétries nous refusaient la nourriture. Mon père nous exhorte à repasser la mer, à retourner vers l’oracle d’Ortygie et à implorer la bienveillance de Phébus: qu’il nous dise quand finiront nos épreuves, d’où il nous ordonne d’attendre un soulagement à nos maux, de quel côté tourner notre course.
«C’était la nuit: tous les êtres animés dormaient sur la terre. Les images sacrées des dieux et les Pénates phrygiens, que j’avais emportés de Troie au milieu de la ville en flammes, m’apparurent dans mon sommeil devant le lit où j’étais couché. Ils resplendissaient des clartés de la pleine lune qui se répandaient par les ouvertures des murailles. Alors ils me parlèrent et m’enlevèrent ainsi mon angoisse: «Ce que te dirait Apollon si tu retournais à Ortygie, il te l’annonce ici: et c’est lui-même qui nous envoie vers ta demeure. Nous qui, Troie incendiée, avons suivi tes armes et qui, sous ta conduite, dans tes vaisseaux, avons traversé les mers orageuses, nous aussi nous porterons jusqu’aux astres tes futurs petits-neveux et nous donnerons à leur ville l’empire. Il t’appartient à toi de préparer à cette grandeur de grandes murailles et ne point te dérober aux longs travaux de l’exil. Tu dois changer de séjour. Ce ne sont pas ces rivages que le Dieu de Délos t’a conseillés; ce n’est pas en Crète qu’Apollon t’a donné l’ordre de te fixer. Il est un pays que les Grecs appellent Hespérie, vieille terre puissante par les armes et par la fécondité de sa glèbe. Les Œnotriens l’ont habitée; on dit qu’aujourd’hui leurs descendants l’ont nommée Italie du nom de leur roi. C’est la notre vraie demeure; c’est de là que sont sortis Dardanus et le vénérable Iasius, première source de notre race. Allons, debout, et rapporte, joyeux, à ton vieux père ces paroles dont nul ne peut douter. Qu’il cherche Corythe et la terre Ausonienne: Jupiter te refuse les champs Dictéens.»