Étonné de cette apparition et de la voix des dieux, – car ce n’était pas un songe, mais là, devant moi, il me semblait bien reconnaître leurs traits, leur chevelure voilée de bandelettes, leur visage qui m’était si présent; et une sueur froide me coulait sur tout le corps, – je m’élance hors de mon lit, j’élève vers le ciel mes mains et ma prière, et j’arrose mon foyer d’une libation de vin pur. Heureux d’avoir accompli ces rites, j’avertis Anchise et je lui expose point par point ce que j’ai entendu. Il convient de cette double origine, de ces deux ancêtres, et que, s’étant mépris, il s’est de nouveau abusé sur notre antique patrie. Alors il me dit: «Mon fils, toi que les destins d’Ilion mettent à l’épreuve, seule Cassandre m’annonçait bien ces événements. Je me le rappelle maintenant: elle assurait que cet avenir était promis à notre race. Elle parlait souvent d’Hespérie, souvent de royaume italien. Mais qui pouvait croire que les Troyens iraient en Hespérie? Et qui alors se fût laissé émouvoir par les oracles de Cassandre? Cédons à Phébus, et, en hommes avertis, suivons une meilleure route.» Nous applaudissons tous à ces paroles et nous lui obéissons. Nous quittons ce séjour où nous laissons quelques-uns des nôtres, et, les voiles au vent, nous courons dans nos nefs profondes sur la vaste mer.

«Lorsque nous fûmes au large, que la terre eut entièrement disparu et que nous ne vîmes plus partout que le ciel et l’eau, un sombre nuage s’arrêta au-dessus de nos têtes, chargé de nuit et d’orage; et les flots se hérissèrent ténébreux. Aussitôt les vents roulent et dressent d’énormes vagues; et nous voici ballottés, dispersés sur l’immense gouffre. Les nuages recouvrent la lumière du jour, et la pluie, comme une nuit, nous dérobe le ciel; des feux redoublés fendent les nues. Jetés hors de notre route, nous errons sur des flots que nous ne distinguons plus. Lui-même, Palinure, déclare qu’il ne peut discerner au ciel le jour de la nuit ni reconnaître son chemin au milieu de cette mer. Trois jours incertains, dans une obscurité aveuglante, nous avons été perdus sur les eaux, et trois nuits sans étoiles. Le quatrième jour enfin la terre se leva à l’horizon; nous découvrons au loin des montagnes et des spirales de fumée. On replie les voiles; les matelots se courbent sur les rames, et, sans reprendre haleine, de toute leur force, ils font jaillir l’écume et balaient l’eau sombre. Sauvé de la tempête, ce fut le rivage des Strophades qui me reçut tout d’abord. Les Grecs ont nommé Strophades les îles qui se dressent dans la grande mer Ionienne et qu’habitent l’exécrable Céléno et les autres Harpyes, depuis que la maison de Phinée leur fut fermée et que la crainte les chassa de leurs premières tables. Aucun monstre plus lugubre, aucun fléau plus cruel, enfanté par la colère des dieux, n’a émergé des eaux du Styx: un visage de fille et des ailes, un ventre qui lâche des immondices, des griffes aux doigts, et toujours la pâleur de la faim.

«À peine étions-nous entrés au port où nous avait poussés l’orage, voici que nous apercevons ça et là dans la plaine des troupeaux florissants de bœufs et une troupe de chèvres, sans gardien, au milieu des herbages. Nous fonçons sur eux le fer à la main, en invitant les dieux et Jupiter lui-même au partage du butin. Puis au fond de la baie nous dressons des lits de verdure et nous nous régalons de ces chairs succulentes. Mais tout à coup de la montagne, glissement horrible dans l’air, les Harpyes s’abattent près de nous et secouent leurs ailes à grands cris; elles arrachent nos mets, souillent tout de leur contact immonde; et de plus leur voix est sinistre à travers leurs fétides odeurs. Retirés dans un long enfoncement sous une roche creuse [tout autour une clôture d’arbres et le mystère de leur ombre], nous réinstallons nos tables, nous replaçons le feu sur l’autel: aussitôt, d’un autre point du ciel et de ses retraites obscures, leur horde revient en tumulte; elles volent autour de leur proie, les pieds crochus, et leur bouche infecte nos plats. Je commande alors à mes compagnons de prendre les armes et de faire la guerre à l’infernale engeance. Ils obéissent à mes ordres: ils posent en les dissimulant leurs épées dans les herbes et y cachent leurs boucliers. Dès que le vol des Harpyes retentit dans les sinuosités du rivage, Misène, du haut de son observatoire, donne le signal en sonnant de la trompette. Mes compagnons s’élancent, et, dans ce combat d’un nouveau genre, essaient de blesser ces sinistres oiseaux de la mer. Mais les coups se perdent dans leurs plumes, et leur dos est invulnérable. D’une fuite rapide, elles filent vers le ciel, nous laissant des mets à demi rongés et les traces de leurs déjections.

«Une seule est restée, posée sur le haut de la roche, Céléno, prophétesse de mauvais augure: «C’est donc la guerre? nous crie-t-elle. C’est donc que, pour avoir massacré nos bœufs, abattu nos jeunes taureaux, vous voulez encore, race de Laomédon, nous apporter la guerre et chasser de leur royaume paternel les Harpyes qui ne vous ont rien fait? Eh bien, écoutez et retenez ce que je vais vous dire. Moi, l’aînée des Furies, je vous révèle des choses qui ont été prédites à Phébus par le Père tout-puissant, à moi par Phébus Apollon. Vous cherchez à gagner l’Italie en appelant sur votre course la faveur des vents: vous irez en Italie, et il vous sera permis d’entrer dans les ports. Mais vous ne ceindrez pas de ses remparts la ville qui vous est destinée avant que l’exécrable faim n’ait puni votre attentat contre nous en vous réduisant à broyer dans vos mâchoires et à dévorer vos tables.» Elle dit et d’un coup d’aile s’enfuit dans la forêt. Le sang de mes compagnons, glacé de terreur, s’est subitement arrêté dans leurs veines; leur courage est tombé. Plus d’armes: ils ne veulent que des vœux et des prières pour obtenir la paix, qu’elles soient des déesses ou d’impurs et sinistres oiseaux. Et du rivage, mon père Anchise, les paumes tournées vers le ciel, invoque les grandes Puissances divines et leur promet de justes sacrifices: «Dieux, écartez ces menaces! Dieux, détournez de nous ce malheur! Soyez-nous favorables et préservez ceux qui vous vénèrent.» Puis il nous ordonne d’arracher les amarres et de dénouer les cordages en les secouant. Le Notus tend nos voiles; nous fuyons et nous fendons les flots qui écument sous le souffle des vents et sous la main du pilote. Déjà nous apparaissent au milieu de la mer les bois de Zacynthe, Dulichium, Samé et les rocs abrupts de Néritos. Nous évitons les écueils d’Ithaque, royaume de Laerte, et nous vouons à l’exécration la terre qui nourrit le féroce Ulysse. Bientôt la cime nuageuse du promontoire Leucate et le temple d’Apollon si redouté des matelots se découvrent à nos yeux. Nous le gagnons épuisés de fatigue et nous arrivons sous les murs d’une petite ville. Les ancres tombent de nos proues et nos poupes s’alignent sur le rivage. Heureux d’avoir enfin pris terre contre tout espoir, nous nous purifions en l’honneur de Jupiter, nous brûlons sur les autels les offrandes promises et nous célébrons par des jeux troyens le rivage d’Actium. Nus et l’huile coulant sur leurs membres, mes compagnons s’exercent à la palestre comme dans leur patrie. Ils se félicitent d’avoir échappé à tant de villes grecques et de s’être frayé la fuite à travers tant d’ennemis. Cependant le soleil achève le grand cycle de l’année et les Aquilons du glacial hiver hérissent les flots. Je suspends à l’entrée du temple le bouclier d’airain qu’avait porté l’illustre Abas et j’y inscris ce vers: Énée aux Grecs vainqueurs arracha cette armure. Puis j’ordonne que l’on quitte le port et que les rameurs prennent leurs places. Mes compagnons à l’envi frappent la mer et balaient les vagues. Très vite, nous voyons disparaître derrière nous les murailles aériennes des Phéaciens; nous longeons les côtes de l’Épire et, entrés dans le port de Chaonie, nous nous dirigeons vers la haute ville de Buthrote.


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