«Ces paroles insidieuses, cet art de se parjurer nous firent croire ce que disait Sinon; et ainsi se laissèrent prendre à des ruses et à des larmes feintes ceux que n’avaient pu dompter ni le fils de Tydée, ni Achille de Larissa, ni dix ans de guerre, ni mille vaisseaux.
«À ce moment un prodige plus grand encore et beaucoup plus terrible se présente à nos regards infortunés et bouleverse nos cœurs qui ne s’attendaient à rien de pareil. Laocoon, que le sort avait désigné comme prêtre de Neptune, immolait à l’autel des sacrifices solennels un énorme taureau. Voici que, de Ténédos, par les eaux tranquilles et profondes, – je le raconte avec horreur, – deux serpents aux immenses anneaux s’allongent pesamment sur la mer et de front s’avancent vers le rivage. Leur poitrine se dresse au milieu des flots et leurs crêtes couleur de sang dominent les vagues. Le reste de leurs corps glissait lentement sur la surface de l’eau et leur énorme croupe traînait ses replis tortueux. Là où ils passent, la mer écume et bruit. Ils touchaient déjà la terre, et, les yeux ardents injectés de sang et de feu, ils léchaient de leur langue vibrante leur gueule sifflante. À les voir le sang se retire de nos veines; nous nous enfuyons. Mais eux, sachant où aller, se dirigent sur Laocoon; et d’abord les deux serpents entourent et enlacent les corps de ses deux jeunes enfants en se repaissant de leurs malheureux membres. Puis, comme le père se porte à leur secours les armes à la main, ils le saisissent et le ligotent de leurs énormes nœuds. Ils ont déjà enroulé deux fois leur croupe écailleuse autour de sa ceinture, deux fois autour de son cou, et ils le surmontent de toute leur tête et de leur haute encolure. Lui, il s’efforce avec ses mains d’écarter leurs replis; ses bandelettes sont arrosées de bave et de noir venin; et il pousse vers le ciel d’horribles clameurs. Ainsi mugit le taureau blessé quand il s’échappe de l’autel et secoue de sa nuque la hache mal assurée. Mais les deux dragons fuient en glissant vers les hauteurs où sont les temples; ils gagnent le sanctuaire de la cruelle Tritonienne et se cachent aux pieds de la déesse sous l’orbe de son bouclier.
Pour le coup nous tremblons et une peur inouïe pénètre dans tous les cœurs: on se dit que Laocoon a été justement puni de son sacrilège, lui qui d’un fer acéré a profané ce bois consacré à la déesse et qui a brandi contre ses flancs un javelot criminel. On crie qu’il faut introduire le cheval dans le temple de Minerve et supplier la puissante divinité. Nous faisons une brèche à nos remparts; nous ouvrons l’enceinte de la ville. Tous s’attellent à l’ouvrage. On met sous les pieds du colosse des roues glissantes; on tend à son cou des cordes de chanvre. La fatale machine franchit nos murs, grosse d’hommes et d’armes. À l’entour, jeunes garçons et jeunes filles chantent des hymnes sacrés, joyeux de toucher au câble qui la traîne. Elle s’avance, elle glisse menaçante jusqu’au cœur de la ville. Ô patrie, ô Ilion, demeure des dieux, remparts dardaniens illustrés par la guerre! Quatre fois le cheval heurta le seuil de la porte, et quatre fois son ventre rendit un bruit d’armes. Cependant nous continuons, sans nous y arrêter, aveuglés par notre folie, et nous plaçons dans le haut sanctuaire ce monstre de malheur. Même alors la catastrophe qui venait s’annonça par la bouche de Cassandre; mais un dieu avait défendu aux Troyens de jamais croire Cassandre; et, malheureux pour qui le dernier jour avait lui, nous ornons par toute la ville les temples des dieux d’un feuillage de fête.
«Cependant le ciel tourne et la nuit s’élance de l’Océan, enveloppant de sa grande ombre la terre, le ciel et les ruses des Myrmidons. Répandus dans l’enceinte de leurs murailles, les Troyens se sont tus et le sommeil presse leurs membres las. Et déjà de Ténédos, la phalange argienne s’avançait dans ses navires rangés en bon ordre sous le silence ami de la lune voilée, gagnant un rivage bien connu, quand, au signal d’une flamme s’élevant de la poupe royale, Sinon, que l’hostilité des dieux et des destins avait protégé, se faufile près du monstre où les Grecs étaient enfermés et abaisse les trappes de sapin. Le cheval qui s’ouvre les rend à l’air libre, et de ses cavernes de bois sortent allègrement, en se laissant glisser le long d’une corde, avant tous les autres, les chefs Thessandrus et Sthénélus, le féroce Ulysse, Acamas et Thoas, le petit-fils de Pelée Néoptolème, Machaon et Ménélas et l’inventeur de cette embûche, Epéus. Ils envahissent la ville ensevelie dans le sommeil et le vin: les sentinelles sont égorgées; les portes, ouvertes; ils y reçoivent leurs compagnons et rassemblent les troupes complices.
«C’était le moment où le premier sommeil commence pour les hommes aux durs soucis et, par un bienfait divin, insinue en eux son extrême douceur. Voici qu’en songe il me sembla que j’avais près de moi, sous mes yeux, désolé, Hector: il répandait des flots de larmes; il était comme naguère lorsque le char le traînait tout souillé d’une poussière sanglante, les pieds traversés de courroies et gonflés. Misère de moi, dans quel état! Comme il était différent de cet Hector que je vois encore revenir revêtu des dépouilles d’Achille, ou, la flamme phrygienne au poing, incendier les vaisseaux grecs! La barbe hideuse, les cheveux collés par le sang, il portait toutes les blessures dont il avait été criblé autour des murs de sa patrie. Alors, pleurant moi-même, et avant qu’il parlât, il me sembla que je l’appelais et lui disais ces paroles de douleur: «Ô lumière de la Dardanie, le plus ferme espoir des Troyens, pourquoi nous as-tu fait si longtemps attendre? Hector tant désiré, de quelles rives viens-tu? Comme nous te revoyons, après tant de funérailles de tes compagnons et toutes les épreuves subies par ton peuple et ta ville, et si fatigués! Quels indignes outrages ont souillé ton tranquille et beau visage? Et pourquoi ces blessures que j’aperçois?» Il ne me répond rien; il ne s’attarde pas à ces vaines questions. Mais, tirant du fond de sa poitrine un sourd gémissement: «Hélas, fuis, me dit-il, fils d’une déesse, sauve-toi de cet incendie. L’ennemi tient nos murs; Troie s’écroule de toute sa hauteur. On a fait assez pour la patrie et pour Priam. Si un bras pouvait défendre Pergame, certes le mien l’eût défendu. Troie te confie les objets de son culte et ses Pénates. Fais-en les compagnons de tes destins, et cherche-leur des remparts, de puissants remparts, que tu fonderas enfin après avoir couru les mers.» Il dit et des profondeurs du sanctuaire il apporte dans ses mains la puissante Vesta, ses bandelettes et son éternel feu.
«Cependant de tous les points de la ville se confondaient des cris de détresse; et, bien que la maison de mon père Anchise fût reculée, solitaire, entourée d’arbres, les bruits deviennent de plus en plus distincts, et l’horrible tourmente des armes se rapproche. Réveillé en sursaut, je monte au plus haut de la terrasse et je m’y tiens l’oreille au guet. Ainsi, quand au souffle furieux des Austers le feu se met dans la moisson ou lorsque le torrent, grossi des eaux de la montagne, ravage les champs, ravage les grasses récoltes et les travaux des bœufs, arrache et entraîne les forêts, le pâtre, de la cime d’un roc, écoute ce fracas, dont il ne sait pas la cause, et demeure interdit. Mais alors la vérité éclate, les embûches des Grecs se découvrent. Déjà la vaste maison de Déiphobe s’effondre sous les flammes; et déjà tout près celle d’Ucalégon prend feu; les flots lointains du cap Sigée reflètent l’incendie. Les clameurs des hommes retentissent, mêlées à l’appel éclatant des trompettes. Hors de moi, je saisis mes armes; je ne sais pas à quoi elles me serviront; mais je brûle de rassembler une poignée d’hommes et avec mes compagnons de courir à la citadelle. La colère et la fureur précipitent ma résolution, et je songe qu’il est beau de mourir sous les armes.