«Et voici que Panthus, échappé aux traits des Achéens, Panthus, fils d’Othrys et prêtre d’Apollon au temple de la citadelle, chargé des objets sacrés et de nos dieux vaincus, et traînant par la main un enfant, son petit-fils, accourt éperdu vers notre maison: «Où en est notre salut, Panthus? En quel état vais-je trouver la citadelle?» J’avais à peine prononcé ces mots qu’il me répondit en gémissant: «C’est le dernier jour de la Dardanie, c’est l’heure inéluctable. Il n’y a plus de Troyens; il n’y a plus d’Ilion; l’immense gloire de Troie a vécu. Jupiter sans pitié a tout transporté à Argos. Les Grecs sont les maîtres de la ville en flammes. Le monstrueux cheval debout au milieu de nos murs vomit des hommes armés, et Sinon vainqueur nous insulte et répand l’incendie. Par nos portes ouvertes à deux battants il en vient autant de milliers qu’il en est venu jadis de la grande Mycènes. D’autres occupent en armes les rues étroites et nous y opposent une barrière de fer hérissée de pointes étincelantes prêtes à donner la mort. C’est à peine si les premières sentinelles des portes risquent le combat et résistent dans les ténèbres.» Ces paroles du fils d’Othrys et la volonté des dieux m’emportent au milieu des flammes et des armes, là où m’appellent la sauvage Érynnie et le tumulte et les clameurs qui montent jusqu’au ciel. Rhipée, Épytus, si grand à la guerre, Hypanis et Dymas, que la clarté de la lune offre à mes yeux, se joignent à moi, se groupent à mon côté, et aussi le jeune Corèbe, fils de Mygdon. Il était venu, par hasard, tout récemment à Troie, enflammé d’un fol amour pour Cassandre, et, gendre futur, il apportait des secours à Priam et aux Phrygiens: le malheureux qui ne sut pas entendre les inspirations prophétiques de sa fiancée!

«Quand je les vois réunis, malgré toute leur ardeur pour le combat, je leur adresse ces mots: «Jeunes gens, cœurs vainement héroïques, si vous avez le ferme désir de me suivre, moi qui suis décidé à tout, vous voyez l’état où la fortune nous réduit. Nos temples et nos autels sont désertés par tous les dieux qui maintenaient cet empire debout. Vous venez au secours d’une ville embrasée. Mourons! Jetons-nous au milieu des armes. L’unique salut des vaincus est de n’espérer aucun salut.» C’est ainsi que l’ardeur de ces jeunes hommes se changea en fureur. Alors, – comme des loups ravisseurs dans l’ombre noire, quand l’insatiable rage de leur ventre les chasse en aveugles et que leurs petits laissés au gîte attendent, la gueule sèche, – à travers les traits, à travers les ennemis nous marchons à une mort certaine et nous suivons le chemin qui mène au cœur de la ville. La nuit noire vole autour de nous et nous enveloppe de son ombre.

«Quelles paroles pourraient dépeindre cette nuit de massacre et ces funérailles? Quelles larmes répondraient à nos malheurs? Une ville antique s’écroule dont l’empire avait duré tant d’années; des milliers de cadavres jonchent ses rues, ses demeures, les saints parvis des dieux. Ce ne sont pas seulement les Troyens qui tombent payant de leur sang leur résistance; parfois aussi le courage rentre au cœur des vaincus, et les Grecs vainqueurs sont abattus. Partout la cruelle désolation, partout l’épouvante et toutes les faces de la mort.

«Le premier, escorté d’une foule de Grecs, Androgée s’offre à nous: dans son ignorance il nous prend pour une troupe alliée et spontanément nous interpelle en ami: «Dépêchez-vous, les hommes! Qu’avez-vous à être si paresseux et si lents? Les autres saccagent et pillent Pergame incendié, et vous ne faites encore que de débarquer des hauts navires!» Il dit, et aussitôt, à notre réponse équivoque, il s’aperçoit qu’il est tombé au milieu d’ennemis. Frappé de stupeur, il retient ses pas et sa voix. Lorsque, dans les âpres buissons, un homme de tout son poids a pressé sur la terre un serpent imprévu, tout à coup il frissonne et se jette en arrière devant le long cou bleuâtre qui dresse sa colère et se gonfle. Ainsi, tremblant à notre vue, Androgée fuyait. Nous nous ruons sur sa troupe; nous nous répandons autour d’elle en cercle de fer. Perdus dans ces lieux qu’ils ignorent et pris de terreur, ça et là, nous les massacrons. La fortune sourit à nos premiers coups; alors Corèbe, dont le succès exalte le courage, s’écrie: «Compagnons, la fortune pour la première fois nous déclare sa faveur et nous montre le chemin du salut: suivons-la. Changeons de boucliers; armons-nous de tout ce qui distingue les Grecs. Ruse ou courage, qu’importe contre l’ennemi? Il nous fournira lui-même des armes.» À ces mots, il se coiffe du casque chevelu d’Androgée, s’empare de son bouclier aux belles ciselures et suspend à son côté l’épée d’Argos. Rhipée fait de même, et Dymas, et toute la jeunesse avec joie. Chacun s’arme de ces fraîches dépouilles. Nous marchons mêlés aux ennemis, mais sans l’assentiment des dieux. À travers l’aveugle nuit nous livrons un grand nombre de batailles et nous envoyons un grand nombre de Grecs au séjour d’Orcus. Les uns se sauvent vers leurs navires et gagnent à la course un rivage sûr; d’autres, sous le coup d’une honteuse frayeur, escaladent de nouveau l’énorme cheval et se cachent dans son ventre qu’ils ont appris à connaître.

«Hélas, il est interdit à l’homme de compter sur rien, contre la volonté des dieux. Voici que les cheveux épars, hors du temple et du sanctuaire de Minerve, la fille de Priam, Cassandre, était traînée: inutilement elle levait au ciel ses yeux ardents, ses yeux, car ses tendres mains étaient retenues par des chaînes. Corèbe, enivré de fureur, ne peut soutenir ce spectacle: il se jette, prêt à mourir, parmi ceux qui l’entraînent. Nous le suivons tous, et nous courons au plus épais des ennemis. Mais des sommets du temple les nôtres commencent par nous accabler de projectiles: la forme de nos armes et nos panaches grecs qui les trompent sont la cause du plus déplorable massacre. Puis les Grecs, indignés et furieux de se voir enlever la jeune fille, se rassemblent de toutes parts et nous attaquent, le violent Ajax, et les deux Atrides, et toute l’armée des Dolopes. Ainsi, parfois, lorsque leur tourbillon se déchaîne, les vents se heurtent et s’affrontent, le Zéphyr, le Notus, l’Eurus fier de ses chevaux d’Orient: les forêts hurlent; Nérée blanc d’écume fait rage avec son trident et soulève les eaux du fond des abîmes. Et ceux qu’à la faveur des ombres de la nuit notre ruse avait mis en déroute et pourchassés dans toute la ville, reparaissent. Les premiers, ils comprennent le mensonge de nos boucliers et de nos armes et nous reconnaissent à la différence de notre accent. Aussitôt nous sommes écrasés par le nombre. C’est d’abord Corèbe qui, sous le bras de Pénélée, succombe devant l’autel de la déesse aux armes puissantes. Puis Rhipée tombe, l’homme le plus juste qui fût parmi les Troyens et le plus exact serviteur de l’équité. Les dieux en jugèrent autrement! Hypanis et Dymas périssent sous les traits de leurs compagnons. Et toi, Panthus, ni ta profonde piété ni la tiare d’Apollon ne te protégèrent du coup mortel. Cendres d’Ilion, bûcher funèbre des miens, je vous prends à témoin que, dans vos ruines, ni de loin ni de près je n’évitai les chances du combat et que, si les destins l’avaient permis, j’en avais assez fait pour périr de la main des Grecs. Nous nous arrachons de là, Iphitus et Pélias avec moi, Iphitus déjà appesanti par les ans; Pélias qui se traîne blessé par Ulysse. Et tout à coup des clameurs nous appellent au palais de Priam. Le combat y était si terrible qu’il ne semblait pas qu’on se battît ailleurs et que personne mourût dans le reste de la ville. Mars sévissait indomptable; nous voyons les Grecs se ruer contre le palais et en assiéger le seuil sous une tortue. Ils appliquent des échelles aux murs; ils y montent devant les portes même, opposant de la main gauche le bouclier à tout ce qu’on leur lance et saisissant de la main droite les saillies du toit. De leur côté, les Troyens démolissent les tours, arrachent les tuiles: puisque tout est perdu, c’est avec ces traits qu’ils veulent se défendre jusque dans la mort; ils font tomber une avalanche de poutres dorées, toutes les hautes parures des demeures ancestrales. D’autres, l’épée nue, occupent le bas des portes et les gardent en rangs serrés. Nous nous refaisons du courage pour secourir le palais du roi, soutenir ses défenseurs et rendre de la force aux vaincus.


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