Katerina Fédoséievna était une grande fille blonde, très forte, aux traits extraordinairement doux, au caractère manifestement pacifique, hésitant, un peu mou. «Il est bien étrange qu'une pareille fille ne soit pas encore mariée, songea malgré lui Veltchaninov, en la regardant avec un vrai plaisir; elle n'a pas de dot, c'est vrai, et elle engraisse trop vite, mais pourtant il se trouve assez d'amateurs pour ce genre de beauté…» Les sœurs étaient toutes assez gentilles, et, parmi les amies, il remarqua plusieurs figures agréables, ou même fort jolies. Il n'était pas sans prendre plaisir à tout cela; mais il était venu dans une disposition d'esprit particulière.

Nadéjda Fédoséievna, la sixième, la lycéenne, la prétendue de Pavel Pavlovitch, se faisait attendre. Veltchaninov était très impatient de la voir, ce qui le surprit lui-même et lui parut assez ridicule. Enfin elle arriva, et son entrée fit son effet. Elle était accompagnée d'une amie, une petite brune pas jolie, l'air vivant et espiègle, Maria Nikitichna, qui manifestement faisait grand-peur à Pavel Pavlovitch. Cette Maria Nikitichna, une fille de vingt-trois ans, rieuse et spirituelle, était institutrice dans une maison voisine; depuis longtemps on la traitait chez les Zakhlébinine comme si elle était de la famille, et les jeunes filles l'aimaient fort. Il était clair que Nadia surtout ne pouvait se passer d'elle.

Veltchaninov s'était aperçu au premier coup d'œil que les jeunes filles étaient toutes contre Pavel Pavlovitch, y compris les voisines; il n'y avait pas une minute que Nadia était là, qu'il fut tout à fait certain qu'elle le détestait. Il se convainquit également que Pavel Pavlovitch ne s'en doutait absolument pas, ou qu'il n'en voulait rien voir. Nadia était incontestablement la plus jolie de toutes les sœurs: c'était une petite brune, l'air un peu sauvage, avec une assurance de nihiliste; un petit démon à l'œil ardent, au sourire exquis, souvent malicieux, aux lèvres et aux dents admirables; mince et élancée, avec une expression fière et résolue, et en même temps quelque chose d'enfantin. Chacun de ses pas, chacun de ses mots disait qu'elle avait quinze ans.

Le bracelet eut peu de succès; l'effet produit fut même fâcheux. Pavel Pavlovitch, sitôt qu'elle fut arrivée, s'était approché d'elle le sourire aux lèvres. Il lui donna comme prétexte «le très grand plaisir qu'il avait eu, l'autre fois, en l'entendant chanter cette charmante romance au piano…». Il s'embrouilla, n'arriva pas à terminer sa phrase, resta sur place, ahuri, tendant l’écrin, cherchant à le mettre dans la main de Nadia. Celle-ci refusa de le prendre, rougit de confusion et de colère, retira sa main; elle se tourna hardiment vers sa mère, qui paraissait déconcertée et lui dit tout haut:

– Je n'en veux pas, maman!

– Accepte et remercie, – fit le père d'un ton calme et sévère, mais il était lui-même fort mécontent. – C'était inutile, vraiment inutile! dit-il tout bas à Pavel Pavlovitch, d'une manière significative.

Nadia, résignée, prit l'écrin, et, les yeux baissés, fit une révérence d'enfant, elle plongea vivement pour se redresser vivement, comme mue par un ressort. Une de ses sœurs s'approcha pour voir le bijou; Nadia lui tendit l'écrin sans l'ouvrir, pour montrer qu'elle-même n'avait aucun désir de regarder. Le bracelet passa de main en main; toutes regardèrent sans mot dire, quelques-unes avec un sourire railleur. Seule la mère dit d'un air contraint que le bracelet était très joli. Pavel Pavlovitch aurait voulu rentrer sous terre.

Veltchaninov tira tout le monde d'embarras.

Il saisit la première idée venue, et parla tout haut avec entrain: cinq minutes après, toutes les personnes présentes au salon n'avaient plus d'oreilles que pour lui. Il possédait admirablement l'art de la conversation mondaine, l'art de prendre un air de conviction et de candeur, et de donner à ses auditeurs l'impression qu'il les considérait, eux aussi, comme des gens convaincus et candides. Il savait, lorsqu'il fallait, paraître le plus heureux et le plus gai des hommes. Il était fort habile à placer au moment voulu un mot spirituel et mordant, une allusion drôle, un calembour, le plus naturellement du monde, sans paraître y faire attention, même quand la plaisanterie était préparée de longue date, sue par cœur et resservie cette fois après cent autres. Mais à ce moment, ce n'était plus seulement de l'art, tout son naturel était de la partie. Il se sentait en verve, très excité; il sentait avec une certitude pleine et triomphante qu'il lui suffirait de quelques minutes pour que tous les yeux fussent braqués sur lui, ne rit plus que de ce qu'il dirait. Et, en effet, peu à peu, tout le monde entra dans la conversation, qu'il menait avec une maîtrise parfaite. Le visage fatigué de madame Zakhlébinine s'éclaira de satisfaction, presque de joie, et Katia se mit à regarder et à écouter, ravie. Nadia l'observait par en dessous: il était clair qu'elle était prévenue contre lui, ce qui ne faisait que stimuler davantage la verve de Veltchaninov. La malveillante Maria Nikitichna avait su faire courir sur son compte un bruit qui nuisait à son prestige: elle avait affirmé que Pavel Pavlovitch lui avait parlé la veille de Veltchaninov comme de son camarade d'enfance, ce qui vieillissait ce dernier de sept ans bien comptés. Mais, à présent, la malveillante Maria était elle-même sous le charme. Pavel Pavlovitch était complètement ahuri. Il se rendait compte de ce qui faisait la supériorité de son ami; au début, il avait été enchanté de son succès, il avait lui-même ri avec les autres et pris part à la conversation; mais peu à peu il tomba dans une rêverie, et, finalement, dans une sorte de tristesse que trahissait clairement sa physionomie.

– Eh bien, mais vous êtes un hôte avec qui il n'est pas nécessaire de se mettre en frais! – dit gaiement le vieux Zakhlébinine, en se levant pour remonter à sa chambre, où l'attendaient, bien que ce fût jour de fête, des papiers à examiner. – Et figurez-vous que je vous considérais comme le garçon le plus hypocondriaque du monde! Comme on se trompe!

Il y avait dans le salon un piano à queue. Veltchaninov demanda qui s'occupait de musique, et se tourna tout à coup vers Nadia.

– Mais vous chantez, je crois?

– Qui vous l'a dit? fit-elle sèchement.

– C'est Pavel Pavlovitch qui me l'a dit tout à l'heure.

– Ce n'est pas vrai: je chante pour rire; je n'ai pas une ombre de voix.

– Mais moi non plus je n'ai pas de voix, et je chante tout de même.

– Alors vous nous chanterez quelque chose? Et puis, je vous chanterai quelque chose à mon tour, dit Nadia, avec une lueur dans les yeux; seulement pas maintenant, après le dîner… Je ne puis pas souffrir la musique, ajouta-t-elle; ce piano m'ennuie; du matin au soir on ne fait ici que chanter et jouer; il n'y a que Katia qui s'y entende un peu!

Veltchaninov prit la balle au bond, et tout le monde convint qu'en effet Katia était la seule qui s'occupât sérieusement de musique. Aussitôt il la pria de jouer quelque chose. Tous furent manifestement enchantés qu'il s'adressât à Katia et la mère rougit de plaisir. Katia se leva en souriant, se dirigea vers le piano; et là, soudain, sans qu'elle-même s'y attendît, elle se sentit rougir, et elle fut toute confuse de rougir ainsi comme une fillette, elle, la grande et forte fille de vingt-quatre ans, – et tout cela se peignit sur son visage, tandis qu'elle s'asseyait pour jouer. Elle joua un petit morceau de Haydn, correctement, sans expression; mais elle était intimidée. Quand elle eut terminé, Veltchaninov loua chaudement, non pas son jeu, mais Haydn, et ce petit morceau; elle en eut un plaisir si visible, et elle écouta d'un air si reconnaissant et si heureux l'éloge qu'il faisait non pas d'elle, mais de Haydn, que Veltchaninov ne put s'empêcher de la regarder d'un œil plus attentif et plus cordial: «Vraiment, tu es une excellente fille», disait son regard – et tous comprirent du coup son regard, mais surtout Katerina.


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