– Quel magnifique jardin vous avez! dit-il en s'adressant à toutes, et en jetant un regard vers les portes vitrées de la terrasse. Savez-vous? allons tous ensemble au jardin.
– Oui, c'est cela, au jardin!
Ce fut un cri de joie, comme s'il eût répondu au désir de tous.
On descendit donc au jardin, pour attendre le dîner. Madame Zakhlébinine, qui depuis longtemps ne souhaitait qu'une chose, faire sa sieste, dut sortir avec tout le monde, mais s'arrêta prudemment sur la terrasse, où elle s'assit, et s'assoupit aussitôt. Au jardin, les rapports entre Veltchaninov et les jeunes filles furent bien vite devenus tout à fait familiers et amicaux. Il vit aussitôt sortir des villas voisines, pour venir se joindre à eux, deux ou trois jeunes gens: l'un était étudiant, l'autre encore un lycéen; chacun d'eux rejoignit la jeune fille pour laquelle il venait. Le troisième était un garçon de vingt ans, l'air sombre, les cheveux embroussaillés, avec d'énormes lunettes bleues; il se mit à causer à voix basse, très vite, les sourcils froncés, avec Maria Nikitichna et Nadia. Il jetait vers Veltchaninov des regards durs, et semblait prendre à tâche d'avoir à son égard une attitude extraordinairement méprisante.
Quelques-unes des jeunes filles proposèrent de jouer, tout de suite. Veltchaninov demanda à quoi elles jouaient d'habitude; on lui répondit qu'on jouait à toute espèce de jeux, mais le plus souvent aux proverbes. On lui expliqua: tout le monde s'assied, un seul s'éloigne un moment; on choisit un proverbe quelconque, et puis, lorsqu'on a fait revenir celui qui doit deviner, il faut que chacun à son tour lui dise une phrase où se trouve l'un des mots du proverbe; l'autre doit deviner la phrase entière.
– Mais c'est très amusant, dit Veltchaninov.
– Oh non! c'est très ennuyeux, répondirent en même temps deux ou trois voix.
– Et puis, nous jouons au théâtre, fit Nadia, en s'adressant à lui. Vous voyez là-bas ce gros arbre entouré de bancs: les acteurs sont derrière l'arbre, comme dans les coulisses; chacun sort à son tour, le roi, la reine, la princesse, le jeune premier; chacun vient à son gré, dit ce qui lui passe par la tête et sort.
– C'est charmant! répliqua Veltchaninov.
– Oh non! c'est très ennuyeux! C'est toujours drôle au commencement, et puis, personne ne sait plus que dire, personne ne sait finir. Peut-être qu'avec vous cela ira mieux… Nous avions cru que vous étiez l'ami de Pavel Pavlovitch, mais nous voyons bien maintenant qu'il s'est vanté. Je suis très contente que vous soyez venu… à cause d'une affaire, dit-elle en regardant Veltchaninov, d'un air sérieux, avec insistance; et aussitôt elle courut rejoindre Maria Nikitichna.
– Nous jouerons ce soir aux proverbes, – dit tout bas à Veltchaninov une amie qu'il avait à peine remarquée, et qui n'avait encore soufflé mot. – Vous verrez, on se moquera de Pavel Pavlovitch, et vous avec nous.
– Oh! oui, comme vous avez bien fait de venir. C'est toujours si ennuyeux chez nous – fit une autre amie, qu'il n'avait pas davantage remarquée, une petite rousse, tout essoufflée d'avoir couru.
Pavel Pavlovitch était de plus en plus mal à l'aise. Veltchaninov faisait aussi bon ménage que possible avec Nadia; elle ne le regardait plus en dessous, comme tout à l'heure, elle riait avec lui, sautait, bavardait, et deux fois lui prit la main; elle était absolument heureuse, et ne faisait pas plus d'attention à Pavel Pavlovitch que s'il n'eût pas été là. Veltchaninov était certain, à présent, qu'il y avait un complot organisé contre Pavel Pavlovitch. Nadia, avec une troupe de jeunes filles, avait attiré Veltchaninov d'un côté; une autre bande d'amies, sous divers prétextes, entraînait Pavel Pavlovitch dans un autre coin; mais celui-ci s'arrachait à elles, courait droit au groupe où se trouvaient Nadia et Veltchaninov, et avançait sa tête chauve et inquiète pour écouter ce qui se disait. Bientôt, il n'y mit même plus de décence, et ses gestes et son agitation étaient parfois d'une naïveté prodigieuse.
Veltchaninov ne put s'empêcher d'observer attentivement Katerina Fédoséievna. Elle voyait maintenant, à n'en pas douter, qu'il n'était pas venu pour elle, et qu'il s'intéressait très fort à Nadia; mais son visage restait aussi doux et aussi calme qu'auparavant. Elle était, semblait-il, tout heureuse d'être auprès d'eux et d'entendre ce que disait le nouvel hôte; elle-même, la pauvre fille, elle était incapable de se mêler adroitement à la conversation.
– Quelle excellente fille, que votre sœur Katia, dit tout bas Veltchaninov à Nadia.
– Katia! mais il n'est pas possible d'être meilleure qu'elle! C'est notre ange à toutes, et je l'adore, répondit-elle avec chaleur.
À cinq heures, on servit le dîner. Évidemment, on s'était mis pour l'hôte en frais extraordinaires. On avait ajouté au menu habituel deux ou trois plats très recherchés; l'un d'eux était même si bizarre que personne ne parvint à l'avaler. En outre des vins ordinaires, on servit une bouteille de tokai; au dessert, sous un prétexte quelconque, on versa du champagne.
Le vieux Zakhlébinine, après avoir bu un peu plus que d'habitude, était plein d'entrain, et riait à tout ce que disait Veltchaninov. À la fin, Pavel Pavlovitch ne put plus se retenir: il voulut, lui aussi, produire son effet, et lança un calembour; ce fut aussitôt un violent éclat de rire à l'extrémité de la table où il était assis, près de madame Zakhlébinine.
– Papa! Papa! Pavel Pavlovitch vient de faire un calembour, crièrent ensemble deux fillettes.
– Ah! il fait des calembours, lui aussi! Eh bien, voyons ce calembour! dit le vieux, de sa voix grave, en se tournant vers Pavel Pavlovitch, et en souriant complaisamment, de confiance.
On eut peine à lui faire comprendre en quoi consistait le jeu de mots; quand il eut enfin compris:
– Ah! ah! parfaitement, fit-il… Enfin! une autre fois il trouvera mieux.
– Que voulez-vous, Pavel Pavlovitch? on ne peut avoir tous les talents à la fois, dit très haut, sur un ton railleur, Maria Nikitichna. – Ah! mon Dieu! voilà qu'il s'étrangle avec une arête! s'écria-t-elle; et elle sauta de dessus sa chaise.
Il y eut un branle-bas général: c'était tout ce qu'elle voulait. Pavel Pavlovitch, après son effet manqué, avait voulu cacher sa confusion en vidant son verre, et avait avalé de travers; mais Maria Nikitichna cria à tous les échos que «c'était bien une arête, qu'elle en était sûre, et qu'on a vu des gens mourir de cela».
– Il faut lui taper dans le dos, fit quelqu'un.
– Oui, oui, parfaitement, approuva Zakhlébinine.
Et l'on se jeta sur le malheureux: Maria Nikitichna, la petite rousse, et jusqu'à la mère, tout effrayée, c'était à qui lui taperait dans le dos.
Pavel Pavlovitch dut se lever de table et s'enfuir. Quand il revint, il expliqua longuement qu'il n'avait fait qu'avaler du vin de travers. Alors seulement on comprit que tout cela n'était qu'un mauvais tour, de Maria Nikitichna.