Les enrôlés volontaires essayèrent de se mettre en défense.
L’un d’eux tira même un coup de pistolet dont la balle traversa le chapeau de Maurice.
– Croisez baïonnettes, dit Lorin. Ram plan, plan, plan, plan, plan, plan.
Il y eut alors dans les ténèbres un moment de lutte et de confusion pendant lequel on entendit une ou deux détonations d’armes à feu, puis des imprécations, des cris, des blasphèmes; mais personne ne vint, car, ainsi que nous l’avons dit, il était sourdement question de massacre, et l’on crut que c’était le massacre qui commençait. Deux ou trois fenêtres seulement s’ouvrirent pour se refermer aussitôt.
Moins nombreux et moins bien armés, les enrôlés volontaires furent en un instant hors de combat. Deux étaient blessés grièvement, quatre autres étaient collés le long de la muraille avec chacun une baïonnette sur la poitrine.
– Là, dit Lorin, j’espère, maintenant, que vous allez être doux comme des agneaux. Quant à toi, citoyen Maurice, je te charge de conduire cette femme au poste de l’hôtel de ville. Tu comprends que tu en réponds.
– Oui, dit Maurice.
Puis tout bas:
– Et le mot d’ordre? ajouta-t-il.
– Ah diable! fit Lorin en se grattant l’oreille, le mot d’ordre… C’est que…
– Ne crains-tu pas que j’en fasse un mauvais usage?
– Ah! ma foi, dit Lorin, fais-en l’usage que tu voudras; cela te regarde.
– Tu dis donc? reprit Maurice.
– Je dis que je vais te le donner tout à l’heure; mais laisse-nous d’abord nous débarrasser de ces gaillards-là. Puis, avant de te quitter, je ne serais pas fâché de te dire encore quelques mots de bon conseil.
– Soit, je t’attendrai.
Et Lorin revint vers ses gardes nationaux, qui tenaient toujours en respect les enrôlés volontaires.
– Là, maintenant, en avez-vous assez? dit-il.
– Oui, chien de girondin, répondit le chef.
– Tu te trompes, mon ami, répondit Lorin avec calme, et nous sommes meilleurs sans-culottes que toi, attendu que nous appartenons au club des Thermopyles, dont on ne contestera pas le patriotisme, j’espère. Laissez aller les citoyens, continua Lorin, ils ne contestent pas.
– Il n’en est pas moins vrai que si cette femme est une suspecte…
– Si elle était une suspecte, elle se serait sauvée pendant la bataille au lieu d’attendre, comme tu le vois, que la bataille fût finie.
– Hum! fit un des enrôlés, c’est assez vrai ce que dit là le citoyen Thermopyle.
– D’ailleurs, nous le saurons, puisque mon ami va la conduire au poste, tandis que nous allons aller boire, nous, à la santé de la nation.
– Nous allons aller boire? dit le chef.
– Certainement, j’ai très soif, moi, et je connais un joli cabaret au coin de la rue Thomas-du-Louvre!
– Eh! mais que ne disais-tu cela tout de suite, citoyen? Nous sommes fâchés d’avoir douté de ton patriotisme; et comme preuve, au nom de la nation et de la loi, embrassons-nous.
– Embrassons-nous, dit Lorin.
Et les enrôlés et les gardes nationaux s’embrassèrent avec enthousiasme. En ce temps-là, on pratiquait aussi volontiers l’accolade que la décollation.
– Allons, amis, s’écrièrent alors les deux troupes réunies, au coin de la rue Thomas-du-Louvre.
– Et nous donc! dirent les blessés d’une voix plaintive, est-ce que l’on va nous abandonner ici?
– Ah bien, oui, vous abandonner, dit Lorin; abandonner des braves qui sont tombés en combattant pour la patrie, contre des patriotes, c’est vrai; par erreur, c’est encore vrai; on va vous envoyer des civières. En attendant, chantez la Marseillaise , cela vous distraira.
Allez, enfants de la patrie,
Le jour de gloire est arrivé.
Puis, s’approchant de Maurice, qui se tenait avec son inconnue au coin de la rue du Coq, tandis que les gardes nationaux et les volontaires remontaient bras-dessus bras-dessous vers la place du Palais-Égalité:
– Maurice, lui dit-il, je t’ai promis un conseil, le voici. Viens avec nous plutôt que de te compromettre en protégeant la citoyenne, qui me fait l’effet d’être charmante, il est vrai, mais qui n’en est que plus suspecte; car les femmes charmantes qui courent les rues de Paris à minuit…
– Monsieur, dit la femme, ne me jugez pas sur les apparences, je vous en supplie.
– D’abord, vous dites monsieur, ce qui est une grande faute, entends-tu, citoyenne? Allons, voilà que je dis vous, moi.
– Eh bien! oui, oui, citoyen, laisse ton ami accomplir sa bonne action.
– Comment cela?
– En me reconduisant jusque chez moi, en me protégeant tout le long de la route.
– Maurice! Maurice! dit Lorin, songe à ce que tu vas faire; tu te compromets horriblement.
– Je le sais bien, répondit le jeune homme; mais que veux-tu! si je l’abandonne, pauvre femme, elle sera arrêtée à chaque pas par les patrouilles.
– Oh! oui, oui, tandis qu’avec vous, monsieur… tandis qu’avec toi, citoyen, je veux dire, je suis sauvée.
– Tu l’entends, sauvée! dit Lorin. Elle court donc un grand danger?
– Voyons, mon cher Lorin, dit Maurice, soyons justes. C’est une bonne patriote ou c’est une aristocrate. Si c’est une aristocrate, nous avons eu tort de la protéger; si c’est une bonne patriote, il est de notre devoir de la préserver.
– Pardon, pardon, cher ami, j’en suis fâché pour Aristote; mais ta logique est stupide. Te voilà comme celui qui dit:
Iris m’a volé ma raison
Et me demande ma sagesse.
– Voyons, Lorin, dit Maurice, trêve à Dorat, à Parny, à Gentil-Bernard, je t’en supplie. Parlons sérieusement: veux-tu ou ne veux-tu pas me donner le mot de passe?
– C’est-à-dire, Maurice, que tu me mets dans cette nécessité de sacrifier mon devoir à mon ami, ou mon ami à mon devoir. Or, j’ai bien peur, Maurice, que le devoir ne soit sacrifié.
– Décide-toi donc à l’un ou à l’autre, mon ami. Mais, au nom du ciel, décide-toi tout de suite.
– Tu n’en abuseras pas?
– Je te le promets.
– Ce n’est pas assez; jure!
– Et sur quoi?
– Jure sur l’autel de la patrie.