Énigmatique instinct? mystérieuse télépathie? quoi au juste? En sait-on rien, mais quelque chose, à ce moment, avertit notre amie que cette lettre, cette lettre qui lui brûlait les doigts, allait avoir sur sa destinée une influence définitive.
Un grand battement de cœur la prit et ses mains tremblèrent à ce point qu’elle dut attendre plusieurs minutes avant de décacheter l’inquiétante missive.
Trois lignes seulement:
«Mademoiselle,
«Il est de la dernière urgence que vous le sachiez: il y a un homme qui vous aime dans l’ombre.
«Un désespéré»
Arabella ferma les yeux, croyant rêver.
– Un homme qui m’aime dans l’ombre! murmura-t-elle avec une voix dans le genre de celle de Sarah Bernhardt. Il y a un homme qui m’aime dans l’ombre!
Et cette idée qu’un homme l’aimait dans l’ombre et que cet homme était désespéré la plongea dans la plus ineffable des extases.
Mais qui pouvait bien être ce ténébreux adorateur?
Elle chercha l’inconnu dans le monde de ses relations coutumières.
Un tel?
Chose?
Machin?
Non, aucun de ces trois-là.
Ni d’autres.
Toute frémissante d’espoir elle résolut d’attendre les événements.
Le lendemain, nouvelle lettre de la même provenance mystérieuse.
Le désespéré proclamait qu’il était de plus en plus désespéré, que son amour devenait de la folie, mais que, bien décidé à ne pas sortir de cette ombre à laquelle il avait fait allusion dans sa lettre de la veille, il continuerait à souffrir en silence.
La brûlante correspondance se perpétua dès lors à raison de deux ou trois lettres par semaine.
Le fond en restait toujours d’idolâtrie pure, mais la forme en changeait souvent: tantôt farouche désespérance, tantôt résolution d’énergie avec parfois même «volonté d’en finir, d’une façon ou d’une autre».
Puis, tout à coup, un beau jour un sombre jour plutôt, le facteur tant guetté n’apporta plus rien à notre héroïne que des journaux ou des catalogues de nos grandes maisons de nouveautés parisiennes.
Arabella attendit.
Des semaines passèrent.
Le mystérieux inconnu semblait s’être retiré dans la plus impénétrable des ombres.
– Rien pour moi? demandait, avec une angoisse qu’elle avait peine à dissimuler Arabella au facteur.
– Rien, mademoiselle, répondait invariablement l’humble fonctionnaire.
Que s’était-il passé? Quelle catastrophe avait brusquement interrompu cette délicieuse et troublante correspondance? Il était impossible que cet homme, que cet amant fougueux, que ce désespéré ait vu soudain s’éteindre sa flamme! Une flamme ne s’éteint pas sans raison! Une passion ne disparaît pas sans avoir été assouvie ou tout au moins sans avoir été découragée.
Or l’inconnu ne pouvait pas être découragé; d’autre part il n’était pas assouvi… «Allons, continuait à songer Arabella frémissante, pourquoi n’écrit-il plus? S’est-il tué, ainsi qu’il me l’écrivait dans une de ses dernières lettres?» Elle relut cette lettre. La volonté d’en finir d’une manière ou d’une autre n’était pas formelle; ce devait n’être qu’une façon de parler…
Et Arabella se perdait en conjectures, en raisonnements, en hypothèses de toutes sortes, son imagination enfantait deux ou trois romans par jour, dans lesquels s’entremêlaient les plus tragiques aventures.
CHAPITRE IV
C’est par une nuit sans lune, sans étoiles, sans planètes, tranchons le mot, sans astres.
Lamentables pour un amateur de cosmographie, les conditions météorologiques de ce firmament sont de celles qu’accueillent avec ferveur tous les gentlemen dont le travail emprunte quelque danger à être exécuté, non seulement au grand jour, mais encore au plus discret des clairs de lune.
– Gardes champêtres, veillez!
Docile à cette objurgation, Parju (Ovide), garde champêtre à Montpaillard, redoubla de vigilance.
Tout à la fois bien lui en prit, et mal.
Bien, si nous nous plaçons au point de vue de l’ordre si cher à son maire, M. Dubenoît.
Mal, si nous ne considérons que le strict intérêt personnel de l’humble fonctionnaire, lequel récolta, au cours de cette mémorable nuit, une tripotée, si j’ose dire, tout à fait en disproportion avec la modestie de son grade.
Parju (Ovide) représente un de ces gardes champêtres taillés sur le vieux modèle qui servait en France à l’époque où cette grande nation, respectée au-dehors, prospérait à l’intérieur.
Deux phares seuls guident l’esquif de la conduite de Parju sur l’océan du devoir: exécution fanatique de la consigne donnée, quelle que soit cette consigne, vénération excessive du supérieur représentant l’Autorité, quel que soit le supérieur et quelle que soit cette autorité.
Qu’on me permette une courte mais sage réflexion: Si notre pauvre cher fou de pays ne comptait que des citoyens dans le genre de Parju (Ovide), il y aurait encore de beaux jours pour la France!
La veille de cette nuit sans constellation, M. Dubenoît avait rencontré le garde.
– Bonsoir, Parju, rien de neuf?
– Rien de neuf, monsieur le maire.
– Parfait! tâchez que cela continue. S’il n’y a rien de neuf d’ici la fin de l’année, je vous ferai avoir une gratification.
«Ouvrez l’œil et le bon, la nuit comme le jour. Faites des rondes, Parju, faites des rondes de jour, faites des rondes de nuit, de nuit surtout; bonsoir, Parju.
– Bonsoir, monsieur le maire, vous pouvez dormir tranquille, je ferai des rondes comme s’il en pleuvait; j’vas commencer par en faire une c’te nuit.
Parju exécuta sa promesse.
Laissant le souci de l’ordre de Montpaillard-ville aux quelques agents de police citadine que ce soin concerne, Parju visa plus spécialement la périphérie urbaine ou, pour être moins poseur, la partie rurale de la commune.
C’était une nuit sombre, ai-je dit plus haut, mais c’est une nuit plus silencieuse encore.
De temps en temps Parju s’arrête, dresse une oreille d’Apache et ne perçoit d’autre bruit que le tic-tac de sa massive et ancestrale montre d’argent.