Il continue sa route.
Le voilà arrivé tout près de la propriété des Chaville.
Soudain!… Ah! ah!…
Soudain, des pas se font entendre…
Sur le mur sombre du parc se silhouette confusément une forme indécise.
Les yeux de Parju peu à peu se sont habitués à l’obscurité.
Plus de doute maintenant, un individu s’apprête à escalader la clôture.
– J’te tiens, bougre de galvaudeux! s’écrie Parju, un peu trop tôt d’ailleurs.
D’un bond, telle la panthère de Java, il se rue sur l’homme, mais sans grand profit immédiat, car ledit galvaudeux a déjà offert au garde champêtre, et cela en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, le spectacle gratuit de trente-six mille chandelles, spectacle agrémenté de quelques exercices de souplesse et de force, comme disent les programmes de cirques forains.
Après quoi le mystérieux personnage croit devoir se retirer sans attendre la manifestation, toujours flatteuse pourtant, de quelques bis.
Quand Parju revint à lui, il était trop tard pour poursuivre celui qu’il avait traité un peu sévèrement de galvaudeux, car si l’homme courait encore (hypothèse vraisemblable), il devait être loin, et dans quelle direction? Allez donc chercher.
Le modeste serviteur de l’ordre public demeurait cloué sur place, en proie à la plus vive humiliation de sa carrière.
Avoir été rossé, oh! la chose ne comptait pas! Un soldat est-il déshonoré pour être blessé au jeu? Mais le grave c’est, ayant empoigné un délinquant, de le lâcher sans seulement prendre son signalement.
Si rapide, en effet, s’était exécuté le conflit, que Parju n’aurait, en bonne conscience, pu indiquer, même vaguement, l’aspect physique de son bonhomme.
(Quand je dis bonhomme, vous m’entendez.) Grand ou maigre? Blond ou brun? Ténor ou baryton?
Cruelle énigme!
Et puis… mais Parju ne pouvait consentir à croire que vraiment…
… Il faisait trop noir pour chercher par terre… mais il reviendrait dès le petit jour… oh! non, il la retrouverait… non, le bon Dieu ne permettrait pas une telle horreur!
Et puis – disons-le, car il importe qu’on le sache – honte des hontes; humiliation suprême! Parju venait de s’apercevoir que sa plaque de garde champêtre avait été arrachée dans la lutte.
Sa plaque, emblème de l’ordre! Un garde champêtre qui perd sa plaque, n’est-ce pas un régiment auquel on ravit son drapeau?
La sueur de l’opprobre perlait à grosses gouttes sur le front blême de Parju.
– Mais non, s’essuya-t-il avec sa manche. ELLE est tombée par terre. Je vais LA retrouver tout à l’heure, au lever du soleil.
Rentré chez lui, il y trouva une mère Parju de réveil maussade, beaucoup plus outrée des déchirures à la blouse que des meurtrissures au visage, et – triste à constater! mais les femmes sont ainsi – profondément insoucieuses de l’accroc survenu à l’honneur de son mari.
CHAPITRE V
Qu’était-ce au juste que Blaireau?
Personne n’aurait su exactement le dire. C’était Blaireau, et voilà tout.
Ni propriétaire, ni fermier, ni journalier, ni commerçant, ni industriel, ni fonctionnaire de l’État, ni rien du tout, Blaireau appartenait à cette classe d’êtres difficilement catégorisables et qui semblent, d’ailleurs, ne pas tenir enthousiastement à occuper une case déterminée sur le damier social.
Très philosophe, très madré, ce bohème rural était, par la population, soupçonné d’équilibrer son budget (!) grâce à des virements portant de préférence sur les végétaux d’autrui et les lièvres circonvoisins, le tout mijoté sur du bois mort (ou vif), discrètement emprunté aux forêts d’alentour.
Blaireau détenait sans doute un sac fertile en malices, car jamais, ni gendarmes, ni gardes ne réussirent à le prendre en flagrant délit, ni même à lui dresser le plus inoffensif procès-verbal.
Vingt fois, accusé de méfaits divers, il vit sa rustique cabane, sa literie modeste, son mobilier champêtre en proie à des perquisitions judiciaires et bousculatoires.
Les gendarmes ne trouvaient rien que, parfois, un lapin d’origine éminemment douteuse ou des perdreaux de même provenance.
– D’où vient ce lapin? questionnait le brigadier.
– Je l’ai acheté au marché.
– À qui?
– Je ne connais pas son nom, à c’te femme… Une grosse blonde qui a des taches de rousseur plein la figure.
– Et ces deux perdreaux?
– Au marché aussi.
– À la grosse blonde?
– Non, au contraire, à une petite brune frisée.
– Vous seriez probablement bien embarrassé de prouver vos dires.
– Ah! dame, oui, mais la prochaine fois, je leur demanderai une facture acquittée, à mes marchandes.
Et devant la stupeur déconcertée du naïf pandore, Blaireau ajoutait froidement, mais sur le ton de la plus parfaite courtoisie:
– Oui, brigadier, une facture acquittée, et j’y ferai mettre un timbre de dix centimes si mon acquisition atteint ou dépasse dix francs.
Que répondre à un tel goguenard? Furieuse de se voir ainsi jouée, la maréchaussée se retirait, non sans avoir décoché un dernier coup de pied vengeur sur quelque meuble.
Les gendarmes n’étaient pas éloignés d’une dizaine de pas que Blaireau les hélait:
– Messieurs! Un mot, s’il vous plaît?
Leur désignant alors son pauvre intérieur tout sens dessus dessous:
– Et l’on vous appelle, souriait-il ironique, les représentants de l’ordre!
Blaireau avait toujours le mot pour rire, plaisant apanage de tout philosophe vraiment pratique.
Malheureusement la philosophie de Blaireau ne l’empêchait pas d’être en butte à deux haines farouches.
La haine du maire de Montpaillard, M. Dubenoît, qui se refusait à admettre, d’abord, qu’une honnête cité comme la sienne pût donner asile à un personnage aussi peu régulier; ensuite et par reflet l’hostilité du sieur Parju (Ovide), déjà nommé.
Quand la conversation entre le maire et le garde champêtre tombait par hasard sur ce Blaireau de malheur: