Camille hésita, tentée par une brève bataille.

– Si tu dois descendre, dit-elle finalement, je t'accompagne. Il y a une fuite aux toilettes.

– La crasse, dit Lawrence. Ça t'embête pas, la crasse.

Camille haussa les épaules, attrapa sa lourde sacoche à outils.

– Non, dit-elle.

Aux Écarts, Camille demanda un seau et une toile à laver et abandonna Lawrence aux mains de Suzanne et de Soliman, qui proposa une tisane ou un coup de gnôle.

– Gnôle, dit Lawrence.

Camille le vit manœuvrer pour s'asseoir le plus loin possible de Suzanne, au bas bout de la table.

Tout en desserrant les écrous grippés des canalisations des toilettes, Camille se demandait s'il était possible d'amener Lawrence à dire merci, au moins merci. Ce n'est pas qu'il était désobligeant, c'était qu'il était à peine aimable. La fréquentation des grizzlis ne l'avait pas accoutumé aux pratiques cordiales. Et cela embarrassait Camille, même face à une femme aussi rude que Suzanne. Mais Camille n'avait pas de goût pour les sermons. Laisse tomber, pensa-t-elle en décollant le joint pourri de la pointe d'un tournevis. Ne parle pas. Ne t'en mêle pas, ce n'est pas ton boulot.

Elle entendait de vagues murmures qui montaient de la salle du rez-de-chaussée, puis quelques portes qui claquèrent. Soliman courut dans le couloir, grimpa l'étage, s'arrêta essoufflé devant la porte des toilettes. Camille, toujours à genoux, leva le visage.

– Demain, annonça Soliman. C'est la battue.

A Paris, le commissaire Adamsberg laissait rêveusement défiler les images de la télévision sans les voir. Le reportage emphatique de ce soir l'avait mis mal à l'aise. Si cet abruti de loup sanguinaire ne se freinait pas, il ne donnait pas cher des quelques carnivores irresponsables qui avaient, un jour de bombance, traversé poétiquement les Alpes. Cette fois, les journalistes avaient travaillé l'image. On reconnaissait les fines lignes brunes qui marquent les pattes et le dos des loups d'Italie. La caméra s'approchait des coupables, l'affaire du Mercantour prenait mauvais aspect. La tension grimpait et l'animal grandissait. Dans un mois, il atteindrait les trois mètres. Rien que du banal. Il avait entendu pas mal de victimes décrire leur agresseur: des gars immenses, des faciès de brutes, des mains comme des assiettes. Et puis on arrêtait le gars, et il arrivait que la victime soit déçue de trouver le géant si étriqué, si ordinaire. Quant à lui, vingt-cinq années de police lui avaient appris à redouter les gens ordinaires et à tendre la main aux géants et aux contrefaits qui ont, depuis l'enfance, appris à se tenir peinards pour qu'on leur foute la paix. Les gens ordinaires n'ont pas cette sagesse, ils ne se tiennent pas peinards.

Adamsberg attendit en somnolant le bulletin de la nuit. Pas pour revoir les brebis dépecées ni réentendre les exploits du loup colossal. Mais pour regarder cette image des gens de Saint-Victor s'agitant sur la place du village au soir venu. A droite, calée contre un grand platane, de trois quarts dos, il y avait une fille qui l'intéressait. Longue, mince, en veste grise, jeans et bottes, les cheveux sombres et courts sur les épaules, les mains enfoncées dans les poches. Et c'était tout. On ne voyait même pas son visage. Ça ne faisait pas beaucoup pour penser à Camille, mais pourtant, c'est bien à elle qu'il avait pensé. Camille était le genre de fille à garder des bottes de cow-boy chevillées aux pieds par trente-cinq à l'ombre. Mais des millions d'autres filles peuvent garder des bottes en pleine chaleur, avec des cheveux noirs et une veste grise. Et Camille n'avait aucune raison d'être plantée sur la place de Saint-Victor. Ou peut-être avait-elle une raison d'y être plantée, qu'est-ce qu'il en savait après tout, il ne l'avait pas revue depuis des années, pas un signe de vie, néant. Lui non plus n'avait pas donné signe, mais on pouvait le trouver, il n'avait pas bougé du commissariat, collé aux dossiers, meurtre après meurtre. Tandis que Camille s'était envolée, comme toujours, avec cette foutue manie de disparaître sans crier gare, en laissant les autres un peu désemparés. Sans doute, c'est lui qui l'avait quittée, mais on peut parfois donner des nouvelles, non? Non. Camille était orgueilleuse et ne rendait de comptes à personne. Il l'avait revue, une seule fois, dans un train, il y avait au moins cinq ans de ça. Ils s'étaient aimés deux heures, et puis plus rien, elle avait disparu, vis ta vie camarade. Très bien, il vivait sa vie camarade, et il s'en foutait. Ça l'aurait juste intéressé de savoir si c'était elle, contre le platane, à Saint-Victor.

A 23 h 45 le bulletin repassa, les brebis, l'éleveur, les brebis, et puis la place du vilïage. Adamsberg se pencha vers l'écran. Ça pouvait être elle, sa Camille, dont il n'avait rien à faire et à laquelle il pensait souvent. Ça pouvait être des millions de filles aussi. Il ne vit rien de plus. Sauf, à côté d'elle, un grand homme blond aux cheveux longs, une espèce de jeune type taillé pour l'aventure, souple, séduisant, cette sorte de type qui met la main sur l'épaule des femmes comme si la terre entière lui obéissait. Et ce type, il en était presque certain, avait la main sur l'épaule de la fille en bottes.

Adamsberg se renfonça dans son fauteuil. Lui n'était pas une espèce de jeune type taillé pour l'aventure. Il n'était pas grand, il n'était pas jeune. Il n'était pas blond. Il ne croyait pas que la terre tout entière lui obéissait. Ce type était des tas de trucs qu'il n'était pas. Son opposé, peut-être. Entendu, qu'est-ce que ça pouvait faire? Ça faisait des années que Camille devait aimer des types blonds qu'il ne connaissait pas. Des années que se succédaient chez lui des femmes de toutes couleurs et qui, il fallait le noter, avaient toutes présenté sur Camille l'avantage réel de ne pas porter de ces foutues bottes en cuir. Elles avaient, ces femmes, des chaussures de femmes.

Très bien, vis ta vie camarade. Ce qui souciait Adamsberg, ce n'était pas le jeune type, c'était que Camille se soit sédentarisée à Saint-Victor. Il imaginait toujours Camille en mouvement, traversant les villes, marchant sur les routes, portant sur le dos un sac de partitions et de clefs à molette, jamais posée, jamais assise, et au fond, donc, jamais conquise. La voir dans ce village le troublait. Tout devenait possible. Par exemple qu'elle y possède une maison, une chaise, un bol, pourquoi pas un bol, et puis un lavabo, et enfin un lit, et un type dedans, et peut-être, avec le type, un amour statique, qui tient bien au sol, comme une grosse table de ferme, sain, simple, récuré à l'eau chaude, Camille immobile, clouée au type blond, en paix et consentante. Ce qui donnerait non pas un bol, mais deux bols. Et tant qu'on y était, des assiettes, des couverts, des casseroles, des lampes et, en mettant les choses au pire, un tapis. Deux bols. Deux grands bols sains, simples, récurés à l'eau chaude.

Adamsberg se sentit s'endormir. Il se leva, éteignit la télévision, la lumière, et passa sous la douche. Deux bols emplis de café sain, simple, récuré à l'eau chaude. Oui mais alors, si on en était là, ça n'expliquait pas les bottes. Qu'est-ce que foutaient les bottes dans l'histoire, si c'était pour aller du lit à la table et de la table au piano? Et du piano au lit? Avec le type récuré à l'eau chaude?

Adamsberg ferma le robinet, se sécha. Tant qu'il y a des bottes, il y a de l'espoir. Il se frotta les cheveux, se jeta un œil dans la glace. Ça lui arrivait, parfois, de penser à cette fille. Il aimait bien le faire, c'était sans conséquence. C'était comme sortir, partir, pour voir et pour savoir, pour remanier ses pensées, comme on hisse un décor pour le temps d'un spectacle. Le spectacle de «la femme qui marche». Ensuite, il réintégrait le cours usuel de ses rêveries et il laissait Camille sur la route. Ce soir, le spectacle de «la femme qui s'installe à Saint-Victor avec une espèce de type blond» avait été moins plaisant. Il ne pourrait certainement pas s'endormir en s'imaginant coucher avec elle, ce qui lui arrivait parfois, entre deux affaires amoureuses. Camille lui servait de femme imaginaire, quand la réalité s'essoufflait A présent, le type blond gênait le corps à corps.


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