Adamsberg s'allongea, ferma les yeux. Cette fille en bottes n'était pas Camille, qui n'avait rien à faire contre un platane de Saint-Victor. Cette fille devait s'appeler Mélanie. Par voie de conséquence, le type taillé pour l'aventure n'avait aucun droit à venir lui emmerder la vie.

VII

Dès l'aube, des petits groupes serrés s'étaient formés sur la place de Saint-Victor. Lawrence avait la veille au soir regagné en hâte le Massif du Mercantour. Prêter main forte, achever le contrôle de la meute, surveiller tous les abords, les défendre contre toute velléité d'incursion. En principe, la battue ne devait s'étendre qu'aux alentours de Saint-Victor. En principe, les chasseurs ne s'aventureraient pas dans le Mercantour. En principe, on tablait sur une bête perdue de vue depuis l'hiver, ou fraîche arrivée des Abruzzes. En principe, les loups des meutes du Parc seraient épargnés. Pour le moment. Mais il n'y avait pas à se tromper sur l'expression des visages, les yeux mi-clos, l'attente silencieuse: c'était la guerre. Les fusils rompus sur les avant-bras ou suspendus à l'épaule, les hommes tournaient crânement sur la place autour de la fontaine. On attendait les consignes de regroupement, plusieurs départs devant avoir lieu simultanément, depuis Saint-Martin, Puygiron, Thorailles, Beauval et Pierrefort. Les hommes de Saint-Victor, aux dernières nouvelles, devaient se joindre à ceux de Saint-Martin.

C'était la guerre.

Neuf millions et demi de têtes d'ovins. Quarante loups.

Camille, en retrait à une table du café, observait à travers la vitre les préparatifs martiaux, les gueules décidées, les signes de connivence virile, les jappements des chiens. Le Veilleux manquait à l'appel, ainsi que Soliman. L'unique majestueux berger du village ne se joignait donc pas à la chasse, ordre de Suzanne Rosselin ou bien décision personnelle. Cela ne l’étonnait pas. Le Veilleux était homme à régler ses comptes seul. Le boucher en revanche allait d'un groupe à l'autre, incapable de tenir en place. La viande, toujours la viande. Il y avait là Germain, Tourneur, Frosset, Lefèbvre, et d'autres que Camille identifiait mal.

Lucie, depuis son comptoir, surveillait le rassemblement.

– Lui, dit-elle entre ses dents, il est pas gêné.

– Qui? demanda Camille en venant se placer à côté d'elle.

Lucie lui désigna une silhouette d'un coup de torchon à verres.

– Massart, le gars des abattoirs.

– Le gros, en veste bleue?

– Derrière. Celui qu'a l'air d'avoir séché sur un tonneau.

Camille n'avait encore jamais vu Massart qui, disait-on, ne descendait jamais de son aire. Il travaillait aux abattoirs de Digne et vivait isolé dans une bicoque en haut du mont Vence, rapportant sa nourriture de la ville. Si bien qu'on le voyait rarement et qu'on l'approchait peu. On le disait étrange, Camille le croyait juste solitaire, ce qui, dans un village, revient à peu près au même. Mais il était en effet un peu étrange, mal fait, tout simplement. Massif, monté sur des jambes torses, le buste court et large, les bras pendants, la casquette enfoncée comme une capsule sur le crâne, le front couvert d'une frange basse. Ici, tout le monde avait la peau brune, mais Massart était laiteux comme un curé qui ne quitte pas son église. Fusil bas, il attendait à l'écart, adossé sans grâce à une fourgonnette blanche. A la laisse, il retenait un grand chien tacheté.

– Il ne sort jamais? demanda Camille.

– Que pour aller aux abattoirs. Le reste du temps, il se claquemure là-haut à faire Dieu sait quoi.

– Quoi?

– Dieu sait quoi. Il a pas de femme. Il a jamais eu de femme.

Lucie essuya la vitre avec son torchon, comme pour se donner le temps de formuler sa phrase.

– Il a peut-être pas réussi, dit-elle en baissant le ton. Peut-être qu il ne pouvait pas. Camille ne répondit pas.

– Il y en a qui disent autre chose, reprit Lucie.

– Par exemple?

– Autre chose, répéta Lucie en haussant les épaules. En tout casr reprit-elle après un silence, depuis qu'il y a les loups, il a jamais signé une pétition contre. Et il y en a eu, des pétitions, des rassemblements. Mais lui, c'est à croire qu'il était pour les loups. Aussi, à force de vivre comme un sauvage là-haut, sans femme ni rien. Les gosses, ils ont interdiction d'y monter.

– Il n'a pas l'air d'un sauvage, dit Camille, en observant le maillot repassé, la veste propre, le menton rasé.

– Et aujourd'hui, continua Lucie sans écouter Camille, le voilà avec son fusil et son clébard. Il est pas gêné, Massart.

– Personne ne lui parle? demanda Camille.

– Ça sert à rien. Il aime pas les gens.

Soudain, sur un signe du maire, on écrasa les mégots, on fit partir les moteurs, on se tassa ventre contre ventre dans les voitures, pas plus de deux à l'arrière, avec les chiens. Les portières claquèrent, ça démarra de tous côtés. Pendant un moment, la place pua le diesel et puis ça s'estompa.

– Vont-ils seulement le choper? soupira Lucie, dubitative, croisant ses bras sur son comptoir.

Camille s'abstint de répondre. Elle ne parvenait pas à choisir son camp de manière aussi tranchée que Lawrence.

De loin, elle aurait défendu les loups, tous les loups. De près, elle trouvait ça moins simple. Les bergers n'osaient plus quitter les troupeaux en transhumance, les brebis boudaient l'agnelage, les égorgements se multipliaient, les chiens de défense pullulaient, les gosses ne se baladaient plus en montagne. Mais elle n'aimait pas les guerres, les exterminations, et cette battue en était le premier pas. Sa pensée alla vers le loup, comme pour le prévenir du danger, cours, tire-toi, vis ta vie, camarade. Si seulement ces cossards de loups s'étaient contentés des chamois du Parc. Mais non, ils allaient au plus facile, et c'était le drame. Mieux valait regagner la maison, fermer les portes, penser au boulot. Bien qu'aujourd'hui, composer ne lui disait rien.

Donc, plomberie. C'était le salut.

Elle avait plusieurs commandes devant elle: un circulateur à changer chez le buraliste, un chauffe-eau à gaz qui frisait l'explosion à chaque allumage – ici, c'était le grand truc -, et une vidange qui refoulait, ici même, au café.

– Je vais arranger cette vidange, dit Camille. Je vais chercher mes outils.

Vers huit heures du soir, personne n'était encore revenu de la battue, ce qui laissait croire que l'animal donnait du fil à retordre. Camille achevait son dernier travail, fixait la calandre de la vieille chaudière, réglait la pression. Plus que deux heures à attendre. Ensuite, la nuit tomberait, faudrait abandonner les recherches jusqu'au lendemain.

Depuis le lavoir qui dominait le village, Camille guetta le retour. Elle avait posé du pain et du fromage sur le rebord de pierre encore chaud, et elle mangeait petit à petit, pour prendre patience. Un peu avant dix heures, les voitures envahirent la place, les portières claquèrent, les types s'arrachèrent péniblement de leurs sièges, moins flambants. A leurs pas tramants, aux voix plates, aux plaintes des chiens exténués, Camille comprit que la battue avait fait chou blanc. La bête rusait. Mentalement, Camille lui adressa un télégramme de félicitations. Vis ta vie, camarade.

Alors seulement elle se décida à rejoindre la maison. Avant de brancher le synthétiseur, elle appela Lawrence. Pas d'incursions de chasseurs, Sibellius non repéré, pas plus que Crassus le Pelé. En ce premier jour de guerre, les combattants avaient respecté leurs marques.

Mais rien n'était joué. La battue reprenait à l'aube. Et le surlendemain, samedi, il y aurait cinq fois plus d'hommes disponibles. Lawrence restait là-haut, sur place.


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