Lawrence sourit sans répondre, et Martinet reprit:

– Oh! soit dit sans vous offenser, en tout bien tout honneur! Je le dis comme je le pense.

– Vous êtes un brave homme, monsieur Martinet.

– Je connais aussi beaucoup monsieur votre fils. Il m’a rendu de nombreux services.

– Et lesquels, mon Dieu? Mon fils vous a rendu des services, voilà qui m’étonne fort.

– Il m’a bien tapé quatre mille clous!

– Oui, vraiment? Il voulait donc faire son apprentissage de tapissier?

– Vous voulez rire, monsieur. M. Pold voulait s’amuser. Nous avons conservé, depuis, d’excellentes relations.

– Comment cela?

– Chaque fois qu’il passe, avec sa «bécane», par la rue du Sentier, il vient me donner un petit bonjour. C’est un brave enfant, et grand, et bien portant, et d’une force peu ordinaire pour ses vingt ans. On lui en donnerait vingt-trois.

– Je vois que vous connaissez ma famille.

– Comment va Mlle Lily?

– Ah! ah! Mlle Lily aussi? Mais elle est en excellente santé, mon brave.

– Et toujours charmante?

– Toujours, monsieur Martinet, toujours. Mais dites-moi, comment vous trouvez-vous ici? Avez-vous donc la coutume de fréquenter acteurs et journalistes?

– Que non, monsieur, et c’est bien pour cela que je suis venu. Ne les connaissant pas et étant fort curieux de ma nature, j’ai voulu les voir de près. Alors je me suis adressé à ma belle-sœur, et voilà!

– Comment «Et voilà»? C’est votre belle-sœur qui vous a fait inviter? Elle connaît donc le directeur des Variétés-Parisiennes?

– Beaucoup, monsieur. Ma belle-sœur est cette jeune personne pour laquelle vous vous êtes dérangé tout à l’heure, et avec qui vous vous êtes entretenu un instant.

– Diane?

– Si vous voulez. C’est le nom qu’elle s’est donné quand elle a mal tourné. Au fond, elle a bien fait de ne point conserver le nom d’une famille qu’elle eût déshonoré.

– Vous êtes dur pour votre belle-sœur, monsieur.

– Je l’ai été, monsieur, mais je ne le suis plus. Je lui ai, ou plutôt nous lui avons pardonné. À Paris, il faut savoir ne point être trop sévère sur le chapitre des mœurs. C’est ce que j’ai fait comprendre à ma femme, qui tenait rigueur à sa sœur de la profession qu’elle avait embrassée. Elle a cédé à mes objurgations et, depuis, nous ne nous en trouvons pas plus mal. C’est grâce à Diane que notre clientèle a augmenté dans des proportions considérables. Tout ce que je vous raconte là ne vous ennuie point, monsieur?

– Eh! non.

– Mais vous ne buvez pas, monsieur. Personne ne boit ici. Ces gens-là ne savent pas boire. À votre santé et à celle de votre charmante famille! Vous ne trouvez pas que ça manque d’entrain? J’étais venu dans l’espérance d’assister à une orgie et je crois, ma parole, que ça va être plus ennuyeux que dans le monde. Peuh! des poseurs!

– Attendez la fin, monsieur Martinet.

– Ah! la fin sera comme le commencement. Et puis, vous savez, rien ne m’épate plus, moi, j’ai trop voyagé.

Fatigué, Lawrence ne l’écoutait plus. Il cessa de lui parler. Mais M. Martinet n’en continua pas moins:

– Oui, j’ai beaucoup voyagé. «Tel que vous me voyez», j’ai traversé l’Amérique.

Lawrence se taisait toujours.

– Oui, l’Amérique, de l’est à l’ouest, de New York à San Francisco. J’ai passé huit jours et huit nuits sur le Pacific railway.

M. Martinet se retourna vers Lawrence et fut étonné du regard qu’il rencontra.

– Cela vous étonne, dit-il, que j’aie tant voyagé que cela! À me voir, on me dirait un petit-bourgeois, bien tranquille, un calicot qui n’a jamais quitté son magasin. Eh bien! «tel que vous me voyez», il paraît que j’ai couru les plus grands dangers. J’ai failli être mangé par les sauvages.

Lawrence demanda d’une voix calme:

– Il y a longtemps, monsieur, que vous êtes allé en Amérique?

– Mon Dieu! cela ne date pas d’hier. J’avais une vingtaine d’années de moins à cette époque; j’étais svelte et élégant. Depuis, j’ai pris du ventre et quelques cheveux blancs. Je vais sur mes quarante-cinq ans, monsieur. Je ne regrette point les années passées, parce que je les ai bien employées, et que mon petit commerce de tapissier marchand de meubles est fort prospère.

Il vida sa coupe.

Lawrence semblait s’intéresser maintenant au verbiage de M. Martinet.

– Il y a une vingtaine d’années, dites-vous, que vous êtes allé en Amérique, et vous avez failli être mangé par les sauvages… Que voulez-vous dire par là?

– Oh! une histoire… Des farceurs prétendaient que notre train serait attaqué par les Peaux-Rouges. Je ne les ai pas crus, et j’ai bien fait. Pas plus de Peaux-Rouges que sur la main. Mais, en revanche…

– En revanche?… interrogea Lawrence.

Martinet s’arrêtait à nouveau. Il dit après une pause:

– Est-ce que ça vous intéresse vraiment ce que je vous raconte là? Si je vous embête, monsieur Lawrence, il faut le dire, vous savez. Moi, je n’aime pas raser mon monde. Ça n’est pas mon état.

– Mais non, mais non. En revanche?…

– J’suis marchand de meubles, je n’suis pas perruquier.

– Je vous écoute, mon ami.

– Quel sale métier!

– Marchand de meubles?

– Non, perruquier.

– Vous buvez trop, monsieur Martinet, vous aurez mal aux cheveux en vous réveillant cet après-midi, et Mme Martinet vous grondera. Mais, revenons au point où nous avons laissé la conversation.

– Ah! oui, en revanche, il y a eu un fameux drame dans le train. Mais, là, un fameux! Du reste, vous en avez entendu parler.

– Moi?

– Mon Dieu! oui, comme les autres. Ça a fait assez de bruit dans le monde. Voyons, vous ne vous rappelez pas?… Mais qu’est-ce que vous avez, monsieur Lawrence? Comme vous voilà pâle!

– Pâle?

– Mais oui, mais oui. Êtes-vous malade?

– Pas le moins du monde, répondit Lawrence d’une voix ferme. Je suis toujours pâle, moi. Je n’en pourrais dire autant de vous, monsieur Martinet, car votre nez est flamboyant, ce soir. Cela tient sans doute à votre façon si généreuse de boire. Cela ne vous permet plus d’apprécier les couleurs. Vous me voyez trop pâle parce que vous êtes trop ivre, monsieur Martinet.


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