– Sans doute.

– Et il courait déjà tant d’histoires sur son compte? Nous les direz-vous?

– Non. Elles sont trop extraordinaires… et peut-être grandies par la légende. Sachez seulement qu’à Tiflis, et depuis à Florence, le prince Agra a fait parler de lui. Sachez que partout où sa présence nous fut signalée, nous avons appris qu’il y avait eu de l’amour, des larmes et du sang…

Blanche de Ligné, qui avait tout entendu, demanda à Diane:

– Eh bien! ma chère, est-ce qu’on est toujours aussi pressée de voir son prince?

– Toujours! fit Diane.

– Mais, enfin, interrogea Jacques de Varne, ce prince Agra, d’où vient-il? Quel est-il? De quelle nation? À quelle humanité appartient-il? Quelle est sa famille?

– Nul ne le sait, fit le comte Grékoff. On a cherché, mais on n’a pas trouvé. Il se dit originaire des Indes anglaises, comme son nom peut le faire croire, fils d’une Grecque et d’un radjah. Quelle Grecque? Quel radjah? On a dit aussi qu’il ne connaissait point le chiffre de sa fortune. Il dépensait des sommes énormes. Le seul personnage qui paraissait le connaître, pour s’être trouvé par hasard dans certaines villes où le prince avait élu un rapide domicile, ce personnage était lui-même tellement mystérieux, qu’on était tenté de lui demander sa propre histoire avant de le prier de raconter celle des autres…

– Comment s’appelait cet homme? demanda le duc Hartmann, très intéressé.

– Je ne me souviens plus. Mais il est venu à Saint-Pétersbourg quelques jours avant la mort de la princesse Nachimoff, et je lui ai parlé, un soir, à une fête qui se donnait chez le tsar. Comment se trouvait-il là? Problème. La conversation étant venue à tomber sur le prince Agra, il me raconta quelques-unes des histoires auxquelles je faisais allusion tout à l’heure.

– Je crois savoir de qui vous parlez, fit le duc Hartmann. Attendez… il s’appelait, je crois, Arnoldson… Sir Arnoldson, c’est cela…

Le comte Grékoff, pensif, dit:

– On le rencontrait, du reste, fort rarement à Saint-Pétersbourg, mais toujours dans la meilleure société.

– Ainsi faisait-il à Vienne.

– Et on ne le voyait que le soir. Je ne me rappelle point l’avoir jamais rencontré dans la journée.

– C’est exact. Il ne se montrait qu’aux lumières, et je me souviens maintenant… oh! je me souviens parfaitement qu’on l’avait surnommé…

– Le nom et le surnom de cet homme me sont indifférents, interrompit Diane. Je vous ferai remarquer, messieurs, que vous vous éloignez du sujet de la conversation. Parlez-moi du prince Agra, ne me parlez que de lui.

– Peste! ma chère. Quelle chaleur! s’écria Josèphe.

– Eh! quoi? vous ne vous intéressez point aux histoires fantastiques de mon prince?

– De ton prince! interrompit Assive. Tu pourrais dire de notre prince, puisqu’il n’appartient encore à personne et qu’il appartiendra peut-être à toutes.

– Vous oubliez, ma chère, que j’ai sa déclaration, laissez donc ces messieurs nous dire tout ce qu’ils savent de celui que nous attendons.

– Mon Dieu! madame, dit le comte Grékoff, je croyais vous avoir raconté que cet homme était le seul qui sût quelque chose de précis sur le prince Agra. Ne le séparez point trop du prince. En Europe, ils apparaissent ensemble. Je l’ai vu à Saint-Pétersbourg, à l’époque où le prince Agra s’y trouvait, et le duc l’a vu à Vienne au moment du drame de Meyerling, alors que le prince venait de disparaître. Voilà encore bien des coïncidences! Qui nous dit qu’elles ne se reproduiront point, et que derrière le prince Agra on ne verra pas apparaître cet individu bizarre et mystérieux, qui se fait appeler Arnoldson, mais que nous nommions tous…

Des cris interrompirent le comte.

– Silence! silence! criait-on à toutes les tables; Judic va chanter!

II M. MARTINET SE GRISE

Aïe donc!… on…

Aïe donc!… on…

Ah! qu’il fait bon

Couper… du jonc!…

«Entendre» Judic couper du jonc est un plaisir toujours nouveau. On applaudit ferme, et elle céda sa place à Brasseur, qui excita les rires. Et puis le champagne coula à pleines coupes.

Autour des tables, on était d’une gaieté de «bon aloi». Seul, M. Martinet se distinguait par ses plaisanteries risquées et bruyantes, quoique, dans une soirée costumée, bien des incartades soient de mise.

– Martinet, veux-tu te tenir tranquille! cria Diane par-dessus les tables.

Celui-ci se levait, en effet. Il avait une coupe dans la main. Il fit un signe à Diane et cria, très rouge:

– Je bois à toute la famille!

– Je t’écoute, fit Diane, et se penchant vers son voisin: c’est mon beau-frère.

Martinet s’était relevé avec son verre et criait encore:

– Mesdames et messieurs, princes et princesses, artistes journalistes et littérateurs, je suis calicot et je m’en vante. Je lève mon verre à tout le commerce de la rue du Sentier!

– Certains travestis évoquaient des chefs d’État.

Une femme fit asseoir de force Martinet, et Félix Faure lui dit:

– Vous faites bien du bruit, monsieur!

– Nous sommes ici pour cela, Nicolas! fit Martinet en se tournant vers le tsar, qui lui sourit le plus aimablement du monde.

Martinet ne résista pas à ce sourire.

– Vive la Russie! cria-t-il.

Nicolas II lui dit:

– Vous êtes bien gentil.

Lawrence dit à Martinet:

– Monsieur, vos cris ne me gênent point, mais vous remuez beaucoup votre chaise et vous venez de me la poser sur le pied.

– Je vous fais mille excuses, monsieur Lawrence.

– Tiens, vous me connaissez donc?

– J’ai cet honneur.

– Depuis longtemps?

– Depuis l’automne dernier.

– Et dans quelles circonstances me connûtes-vous? Pouvez-vous me le dire?

– Oh! monsieur Lawrence! Il n’y a point d’indiscrétion à cela. C’est moi qui fus chargé des tapisseries qui garnissent aujourd’hui les murs de votre hôtel de l’avenue Henri-Martin. Je vous vis cent fois, mais vous ne me remarquâtes point.

– C’est ma femme, en effet, qui s’occupe de ces choses.

– Une bien digne et bien belle femme que vous avez là, monsieur Lawrence.


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