Elle écarta les dentelles de son jabot et y chercha un papier, qu’elle déplia. Elle lut:

«Diane, vous ne me connaissez pas. Je ne vous connais pas davantage. Mais on dit que vous êtes belle. Réservez-moi, je vous prie, une place auprès de vous, ce soir, au souper des Variétés. Signé: prince Agra.»

À une table voisine, Blanche de Ligné, une jolie brune, se leva et dit à Diane en zézayant:

– Alors, c’est pour ce mystérieux inconnu que tu gardes si férocement cette chaise à côté de toi et que tu ne voulus point de moi à ta table?

– C’est pour lui, mademoiselle.

– Ze croyais que tu prenais d’ordinaire plus de renseignements avant de te laisser aller aux fantaisies de ton cœur.

– Il ne s’agit point de cela. Je suis curieuse du procédé et désirerais savoir ce qu’il en adviendra.

– Peste! ma chère, vous vous mettez bien. Prince Agra. Et pourrait-on savoir où il loge, ce prince-là?

– Vous m’en demandez beaucoup trop pour aujourd’hui, ma chère. Mais, demain, il logera chez moi!

– Un prince ne loge nulle part quand il n’existe pas. Qui de vous, messieurs, qui de vous, mesdames, a entendu parler de ce puissant personnage?

Autour de la table, on ne connaissait pas de prince ni de principauté d’Agra.

Raoul de Courveille interrompit la dînette qu’il s’offrait:

– Je parie que Lawrence, qui a tant voyagé, nous dira qui est ce prince. Je vais le chercher.

Il revint bientôt, tenant par la main un homme qui paraissait une cinquantaine d’années, aux yeux très doux et très tristes.

– Dites-nous, Lawrence, si vous connaissez le prince Agra?

Lawrence répondit:

– Je connais, dans les Indes anglaises, une ville qui se nomme ainsi.

– Vous voyez bien! s’écria Diane, joyeuse. Il existe! Il existe! Et il va venir! Oh! merci, monsieur, merci!

Lawrence se tourna vers la jeune femme et sourit:

– Je connais une ville qui s’appelle ainsi, madame, mais je ne connais point de prince portant le nom de cette ville.

– Il faut en prendre votre parti, ma chère, fit Josèphe. Le prince ne viendra pas, puisqu’il n’existe pas…

Diane, blanche de colère contenue, ne disait mot. Le nom du prince Agra fit le tour de la scène. Soudain, à la table centrale, le duc Hartmann, premier secrétaire d’ambassade d’Autriche-Hongrie, se leva et demanda:

– Qui donc, ici, parle du prince Agra?

On fit silence. Le duc s’avança vers Diane.

– C’est vous, madame, qui parlez du prince Agra?

– C’est moi, fit Diane, et si vous avez de ses nouvelles, vous serez le bienvenu. Connaissez-vous son écriture?

– Non, madame, je ne la connais point.

– C’est dommage, car voici un billet signé de son nom, et je voudrais bien savoir si l’on se moque de moi.

– Qui vous fait croire que l’on se moque de vous?

– Mais cette signature du prince Agra, que tous ignorent. Seul, monsieur que voici – et Diane désigna, du geste, Lawrence, qui était resté près d’elle -, seul, monsieur m’a donné quelque espoir en me contant qu’il y a, au fond de l’Hindoustan, une ville qui s’appelle ainsi. Mais tous ces jeunes fous, qui sont ignorants comme des cocottes, prétendent que je suis victime de quelque poisson d’avril.

– Ils ont tort, madame.

– Bravo! s’écria Diane joyeusement. Bravo! Asseyez-vous ici, sur cette chaise, qui lui est destinée, et entretenez-nous de lui jusqu’à ce qu’il arrive, et dites-nous s’il est beau, puisque vous l’avez vu.

Le duc prit place auprès de Diane.

– Je ne l’ai point vu.

– Alors?

– Alors, j’ai entendu parler de lui.

– Il y a longtemps?

Le duc avait une physionomie des plus graves. Il dit:

– Il y a quelques années, j’ai entendu prononcer ce nom pour la première fois, au lendemain de la mort du prince héritier.

– Le drame de Meyerling?…

Ces derniers mots étaient prononcés par une bouche muette jusqu’alors. Au bout de la table, le comte Grékoff avait négligé de se mêler aux conversations.

– Parfaitement, fit le secrétaire d’ambassade, au lendemain du drame de Meyerling. Dans quelles conditions exactement? Voilà ce que je ne saurais dire. On a raconté que le prince Agra, qui était grand ami du prince Rodolphe, avait passé une partie de la journée qui précéda le drame avec l’archiduc. On ne le vit plus en Autriche depuis. Qu’est-il devenu? Qui le sait!…

Le duc Hartmann ne dit rien de plus, mais on comprenait qu’il avait encore des choses intéressantes à révéler, et qu’il ne les révélerait pas.

Il paraissait même regretter ses rares paroles.

Le comte Grékoff rompit le silence:

– On a dit, monsieur, que le prince Agra avait été mêlé de fort près au drame de Meyerling et qu’il y avait joué un rôle prépondérant.

– J’ai entendu parler de ces choses, fit le duc Hartmann, mais ce sont là racontars de cour, et je vous avoue que, pour ma part, je n’y ajouterai point foi.

– Nous expliquerez-vous son départ si rapide… disons le mot: sa fuite… après qu’on eut retrouvé, dans le chalet du parc, étendus sur la même couche, le prince et… sa maîtresse?

– Ce ne fut peut-être qu’une coïncidence; le prince Agra pouvait avoir affaire ailleurs.

– Eh! monsieur le duc, savez-vous où gîtait cet «ailleurs»?

– Nullement.

– Eh bien! je vais vous le dire. Trois jours après la mort du prince, il était à Saint-Pétersbourg. Je puis vous l’affirmer; je fréquentais aux bords de la Neva à cette époque.

– Alors, vous l’avez vu? demanda Diane.

– Non, madame, mais j’ai beaucoup entendu parler de lui.

– Comme le duc, alors? Quel drôle de prince que celui-ci, dont tout le monde parle et que personne ne voit!

Diane ajouta:

– Quel âge avait le prince Agra à Saint-Pétersbourg?

– Une vingtaine d’années.

– Pas plus?

– Je ne le crois pas.

– Il aurait donc maintenant vingt-sept ou vingt-huit ans?


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