Au troisième étage, dans le corridor du général, je ressentis comme une secousse intérieure. Je me retournai, et, à vingt pas, j’aperçus Paulina. Évidemment, elle m’attendait. Dès qu’elle me vit, elle me fit signe de m’approcher.
– Paulina Alexandrovna…
– Chut!
– Imaginez-vous, dis-je à voix basse, que je viens de sentir une secousse: je me retourne, je vous vois: est-ce qu’il émane de vous un fluide électrique?
– Prenez cette lettre, dit-elle d’un air soucieux, probablement sans avoir entendu mes paroles, et remettez-la à M. Astley, tout de suite, je vous en prie. N’attendez pas de réponse; lui-même…
Elle n’acheva pas.
– À M. Astley? demandai-je avec étonnement.
Mais Paulina avait déjà disparu.
«Ah! ah! ils s’écrivent!» Je courus, cela va sans dire, chez M. Astley. Il n’était ni à son hôtel ni à la gare. Enfin, je le rencontrai au milieu d’une cavalcade d’Anglais et d’Anglaises. Je lui fis signe; il s’arrêta, et je lui remis la lettre. Nous n’eûmes pas même le temps de nous regarder; mais je soupçonne M. Astley d’avoir fouetté exprès son cheval.
Étais-je torturé par la jalousie? En tout cas mon humeur était exécrable. Je n’aurais pas voulu connaître le sujet de leur correspondance. Un ami! pensai-je, c’est clair… Un amant?… Certainement non, me disait la raison. Mais la raison est peu de chose dans ces sortes d’affaires. Il y avait encore un point à élucider; l’affaire se compliquait.
À peine eus-je le temps de rentrer à l’hôtel que le concierge et le majordome m’informèrent qu’on était déjà venu me chercher trois fois de la part du général. Chez le général, je trouvai, outre le général lui-même, de Grillet et mademoiselle Blanche, celle-ci sans sa mère. Décidément, cette mère n’était qu’un personnage de parade. Tous les trois discutaient avec chaleur; la porte du cabinet, chose anormale, était fermée. J’entendis, avant d’entrer, de Grillet qui parlait à haute voix et d’un ton persifleur; mademoiselle Blanche avait le verbe injurieux; le général suppliait, son accent était larmoyant. À ma vue, ils se turent subitement. De Grillet sourit tout à coup, de ce sourire français, officiellement aimable, que je déteste. Le général se redressa machinalement. Seule mademoiselle Blanche conserva sa physionomie irritée; pourtant elle fixa sur moi un regard d’attente impatiente. D’ordinaire elle faisait semblant de ne pas me voir.
– Alexis Ivanovitch, commença le général avec une bienveillance marquée, permettez-moi de vous déclarer qu’il est étrange, très étrange… en un mot, que votre conduite à mon égard et à l’égard de toute ma famille… en un mot, c’est étrange, excessivement étrange…
– Ce n’est pas cela, interrompit de Grillet avec mépris et dépit. Non, cher monsieur, notre cher général se trompe en prenant ce ton, il voulait vous dire… c’est-à-dire vous prévenir… ou, pour parler plus justement, vous prier instamment de ne pas consommer sa perte. Eh bien! oui, de ne pas le perdre. J’emploie avec intention ce mot.
– Mais comment? interrompis-je. Que voulez-vous dire?
– Eh bien! vous vous êtes constitué le… le… comment dirais-je? le mentor de cette terrible vieille; considérez donc qu’elle va se ruiner! Vous avez vu vous-même comment elle joue. Si elle commence à perdre, elle ne quittera plus la roulette, par entêtement. Elle jouera toujours, et vous savez qu’on ne répare pas ainsi ses pertes, et alors… alors…
– Et alors, reprit le général, vous me perdez, moi et ma famille, qui sommes ses héritiers… Elle n’a pas de plus proches parents que nous. Je vous parle franchement, nos affaires vont mal, très mal. Vous deviez d’ailleurs vous en douter déjà. Si elle fait des pertes considérables, ô Dieu! que deviendrons-nous?
Le général se tourna vers de Grillet.
– Alexis Ivanovitch, sauvez-nous! sauvez-nous!
– Mais, général, que puis-je en tout ceci?…
– Refusez-vous à la guider, abandonnez-la.
– Mais un autre prendra ma place!
– Ce n’est pas ça, ce n’est pas ça, interrompit de Grillet, que diable! Non, ne l’abandonnez pas, mais plutôt persuadez-la… Ne la laissez pas risquer trop d’argent.
– Mais comment le pourrais-je faire? Essayez donc, vous-même, monsieur de Grillet, ajoutai-je avec l’expression la plus naïve que je pus.
Je surpris à ce moment un regard expressif et interrogateur de mademoiselle Blanche à de Grillet. De Grillet lui-même laissa voir une émotion qu’il ne put maîtriser.
– Allons donc! Elle ne m’écouterait pas maintenant, s’écria-t-il avec un geste désespéré. Ah! si… après…
– Ô mon cher Alexis, soyez assez bon… – me dit à son tour mademoiselle Blanche elle-même, en me serrant fortement les deux mains.
Que le diable l’emporte! Cette figure de démon savait changer en un instant. Elle était alors si charmante, si enfant, si espiègle! Elle me lança encore un regard furtif, que les autres ne purent voir… Que voulait-elle?… Mais c’était un peu trop primitif et trop simple…
– Alexis Ivanovitch, reprit le général, pardonnez-moi le ton que j’ai pris tout à l’heure. Ce n’est pas ainsi que je voulais vous parler. Je vous en prie, je vous en supplie, laissez-moi vous saluer jusqu’à la ceinture, à la russe. Vous seul pouvez nous sauver. Mademoiselle de Comminges et moi nous vous supplions. Comprenez, comprenez donc! ajouta-t-il en me montrant du coin de l’œil mademoiselle Blanche.
Il était dégoûtant!
Trois coups discrets furent frappés à la porte. C’était un domestique qui précédait Potapitch. Tous deux étaient envoyés par la babouschka. On me cherchait, on me voulait tout de suite, on se fâche, me dit Potapitch.
– Mais il n’est pas trois heures et demie!
– Elles [8] n’ont pas pu s’endormir, elles étaient agitées, puis elles se sont levées, ont demandé le fauteuil et ont envoyé vous chercher. Elles vous attendent sur le perron…
– Quelle mégère! s’écria de Grillet.
En effet, la babouschka m’attendait. Elle était hors d’elle-même d’impatience. Nous allâmes aussitôt à la roulette.