XII

La babouschka semblait très excitée. Tout ce qui ne concernait pas la roulette lui était indifférent.

À la gare, on l’attendait déjà, comme une victime. Et, en effet, les craintes des nôtres se réalisèrent.

La babouschka s’attaqua de nouveau au zéro: tout de suite douze louis. Une fois, deux fois, trois fois. Le zéro ne sortait pas.

– Mets! mets! me commandait-elle.

J’obéissais.

– Combien de mises déjà? me demanda-t-elle en grinçant des dents d’impatience.

– Douze déjà. Cela fait cent quarante-quatre louis. Je vous répète, babouschka, que peut-être jusqu’au soir…

– Tais-toi. Ponte sur le zéro et mets en même temps mille florins sur le rouge.

Le rouge sortit, mais le zéro ne vint pas.

– Tu vois! tu vois! Nous avons presque tout regagné. Encore sur le zéro, encore une dizaine de fois, et puis nous l’abandonnerons.

Mais, à la cinquième fois, la babouschka se découragea.

– Envoie le zéro au diable! et mets quatre mille florins sur le rouge.

– Babouschka! c’est trop!

Je faillis être battu. Je mis quatre mille florins sur le rouge. La roue tourna. La babouschka ne semblait pas douter du succès.

– Zéro! appela le croupier.

D’abord, la babouschka ne comprit pas; mais quand elle vit le croupier ramasser les quatre mille florins avec toutes les mises, et que le zéro sortait juste au moment où elle l’abandonnait, elle fit «Ha!» et frappa ses mains l’une dans l’autre. On rit autour d’elle.

– Mon Dieu! cria-t-elle, c’est justement maintenant qu’il sort! C’est ta faute, me dit-elle, c’est toi qui m’as conseillé d’abandonner le zéro.

– Mais, babouschka, je vous ai dit ce qui est vrai. Puis-je répondre des hasards?

– Va-t’en! cria-t-elle avec colère.

– Adieu, babouschka.

Je fis mine de m’en aller.

– Alexis Ivanovitch, reste! Où vas-tu? Voilà qu’il se fâche, l’imbécile! Reste, ne te fâche pas; c’est moi qui ai tort. Dis-moi ce qu’il faut faire.

– Je ne vous conseille plus, babouschka. Vous m’accuseriez encore si vous perdiez. Jouez seule; ordonnez; je ferai ce que vous voudrez.

– Allons! mets encore quatre mille florins sur le rouge. Tiens! (Elle me tendit son portefeuille.) J’ai là vingt mille roubles.

– Babouschka!

– Je veux regagner mon argent! Ponte.

J’obéis; nous perdîmes.

– Mets! Mets-en huit mille.

– Cela ne se peut pas, babouschka. La plus grosse mise est de quatre mille.

– Va donc pour quatre!

Cette fois, nous gagnâmes. Elle reprit courage.

– Tu vois! tu vois!… Encore quatre mille.

J’obéis, nous perdîmes; puis encore, et puis encore.

– Babouschka, tous les douze sont partis!

– Je vois bien, dit-elle avec une sorte de rage tranquille. Je vois bien, mon petit père, je vois bien! Mets encore quatre mille florins.

– Mais il n’y a plus d’argent, babouschka. Il n’y a plus que des obligations et des chèques dans le portefeuille.

– Et dans la bourse?

– Il n’y a que de la menue monnaie.

– Y a-t-il ici des changeurs? On m’a dit qu’on peut escompter ici toute espèce de papiers.

– Oh! tant que vous voudrez! Mais vous perdrez à l’escompte des sommes énormes.

– Bêtises! Je regagnerai tout ce que j’ai perdu. Roule-moi vers eux!… Qu’on appelle ces imbéciles!

Les porteurs vinrent.

– Vite! commanda-t-elle. Montre la route, Alexis Ivanovitch. Est-ce loin?

– À deux pas, babouschka.

À un coude d’une allée nous rencontrâmes tous les nôtres, le général, de Grillet et mademoiselle Blanche avec sa mère. Paulina Alexandrovna et M. Astley seuls manquaient.

– Allons! ne t’arrête pas, criait la babouschka. Que veulent-ils? Je n’ai pas le temps de m’occuper d’eux.

Je la suivais derrière son fauteuil. De Grillet courut à moi.

– Elle a perdu tout son gain et douze mille florins en plus. Nous «roulons» maintenant pour aller changer les obligations, lui dis-je à voix basse.

De Grillet frappa du pied avec rage et se précipita vers le général. Nous continuâmes notre route.

– Arrêtez! arrêtez! me criait le général, hors de lui.

– Essayez donc! lui répondis-je.

– Ma tante, dit le général, ma tante!… – Tout à l’heure… – sa voix tremblait, – nous allons louer des chevaux pour faire une promenade hors de la ville… Une vue splendide… Le Schlagenberg… Nous venions vous chercher.

– Que le diable t’emporte avec ton Schlagenberg! dit la babouschka avec fureur.

– C’est la campagne tout à fait; nous y boirons du thé, ajouta encore le général, absolument désespéré.

– Nous y boirons du lait sur l’herbe fraîche, renchérit de Grillet, avec une colère concentrée de bête fauve.

Du lait, de l’herbe fraîche (n’est-ce pas l’idylle idéale des bourgeois de Paris? C’est pour eux le seul aspect de la nature véritable).

– Va-t’en donc avec ton lait! Mets-t’en jusqu’aux yeux; moi, j’en ai déjà trop… Et puis, que voulez-vous de moi? Je vous dis que je n’ai pas le temps.

– Nous sommes arrivés, babouschka, lui dis-je; c’est ici.

Nous arrivions à la banque. J’entrai pour faire faire l’escompte; la babouschka resta à la porte avec le général, de Grillet et Blanche, qui ne savaient quelle contenance prendre. Enfin, ils reprirent le chemin de la roulette.

On me proposa des conditions d’escompte si terribles que je ne pus prendre sur moi de les accepter. Je revins à la babouschka.

– Ah! les brigands! cria-t-elle. Eh bien! tant pis! change… Non, appelle ici le banquier.

– Un employé, babouschka?

– Soit! Ah! les brigands!

L’employé consentit à sortir quand il sut que c’était une vieille comtesse impotente qui le demandait. La babouschka lui fit de longs reproches, le traita de voleur, essaya de marchander avec lui, en lui parlant une étrange langue composée de mots russes, allemands et français. L’employé, très grave, nous examinait tous deux en hochant silencieusement la tête, sans cacher assez sa curiosité: il en était impoli. Enfin il sourit.


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