Paulina se mit à rire à gorge déployée.

– Dernièrement, à Schlagenberg, vous étiez prêt, sur une parole de moi, à vous jeter, tête baissée, dans le précipice; et il avait, je crois, mille coudées. Je la dirai quelque jour, cette parole que vous attendiez, et nous verrons comment vous vous exécuterez. Je vous hais pour toutes les libertés de langage que je vous ai laissé prendre avec moi, et davantage encore parce que j’ai besoin de vous. D’ailleurs, soyez tranquille, je vous ménagerai tant que vous me serez nécessaire.

Elle se leva; elle parlait avec irritation; depuis quelque temps, nos conversations finissaient toujours ainsi.

– Permettez-moi de vous demander quelle personne est mademoiselle Blanche?

– Vous le savez bien. Rien n’est survenu depuis votre départ. Mademoiselle Blanche sera certainement «madame la générale», si le bruit de la mort de la babouschka se confirme; car mademoiselle Blanche, sa mère et le marquis (son cousin au troisième degré) savent très bien que nous sommes ruinés.

– Et le général est amoureux fou?

– Il ne s’agit pas de cela. Tenez, voici sept cents florins, allez à la roulette et gagnez pour moi le plus possible. Il me faut de l’argent.

Elle me quitta et rejoignit à la gare toute notre société. Moi, je pris un sentier et me promenai en réfléchissant. L’ordre d’aller jouer à la roulette me laissait abasourdi. J’avais bien des choses en tête, et pourtant je perdais mon temps à analyser mes sentiments pour Paulina. Parole, je regrettais mes quinze jours d’absence. Je m’ennuyais alors, j’étais agité comme quelqu’un qui manque d’air, mais j’avais des souvenirs et une espérance.

Un jour, cela se passait en Suisse, dormant dans un wagon, je me surpris à parler haut à Paulina. Ce furent, je crois, les rires de mes voisins qui m’éveillèrent.

Et une fois de plus, je me demandai: «L’aimé-je?» et, pour la centième fois, je me répondis: «Je la hais.» Parfois, surtout à la fin de nos conversations, j’aurais donné, pour pouvoir l’étrangler, toutes les années qu’il me reste à vivre. Oh! si j’avais pu enfoncer lentement dans sa poitrine mon couteau bien aiguisé! Il me semble que je l’aurais fait avec plaisir. Et pourtant, je puis jurer aussi que si, là-haut, sur le Schlagenberg, la montagne à la mode, elle m’avait dit: «Jetez-vous en bas!», je l’aurais fait avec bonheur. D’une ou d’autre façon, il faut que cela finisse. Elle se rend très bien compte de tout ce qui se passe en moi. Elle sait que j’ai conscience de l’absolue impossibilité de réaliser le rêve dont elle est le terme, et je suis sûr que cette pensée lui procure une joie extrême. Et c’est pourquoi elle est avec moi si franche, si familière. C’est un peu l’impératrice antique qui se déshabillait devant un esclave. Un outchitel n’est pas un homme…

Pourtant, j’avais mission de gagner à la roulette. Dans quel but? Il était évident que durant les quinze jours de mon absence, une foule d’événements étaient survenus dont je n’avais pas connaissance. Il fallait tout deviner, et je n’avais pas seulement le temps de réfléchir. Je devais aller à la roulette.

II

Cela m’était très désagréable. J’étais décidé à jouer, mais non pas pour le compte des autres. Même cela dérangeait mes plans. J’eus, en entrant dans le salon de jeu, une sensation de dépit, et, du premier regard, tout me déplut. Je ne puis supporter cet esprit de laquais qui dicte tous les feuilletons dans le monde entier, surtout chez nous, et qui, chaque printemps, impose au feuilletoniste ces deux thèmes: «La magnificence des salons de jeu dans les villes à roulette des bords du Rhin, et les tas d’or amoncelés sur les tables…» Les feuilletonistes ne sont pourtant pas payés pour dire cela. C’est pure servilité. En réalité, ces salons sont dégoûtants, et, pour des tas d’or, on n’en voit guère. Je sais bien que, parfois, un riche étranger, Anglais, Asiatique, Turc, s’arrête deux jours dans la ville, couche au salon et y perd ou gagne des sommes énormes; mais quant au mouvement normal, il se compose de quelques florins, et il n’y a que très peu d’argent sur les tables.

Une fois entré, – c’était ma première soirée de jeu, – je fus quelque temps sans oser me mettre à jouer. Il y avait beaucoup de monde; mais eussé-je été seul, je crois que je n’aurais pas été plus courageux. Mon cœur battait fort, et je n’avais pas de sang-froid.

J’étais sûr depuis longtemps que je ne quitterais pas Roulettenbourg sans qu’il m’y fût arrivé quelque chose de décisif. Il le faut et ce sera. Ce sera peut-être du ridicule? Qu’est-ce que ça me fait? En tout cas, l’argent n’est jamais ridicule. Il n’y en a qu’un sur cent qui gagne, mais il y en a un. Je résolus toutefois de bien examiner et de ne rien commencer de sérieux ce soir-là. Dût-il m’arriver ce soir même quelque chose d’important, j’étais résolu à le considérer comme négligeable.

J’avais décidé cela. De plus, ne fallait-il pas étudier le jeu lui-même? Car, malgré les traités de roulette que j’avais lus avec avidité, je ne compris les combinaisons du jeu qu’en les pratiquant moi-même. Mais d’abord tout me parut sale, repoussant. Je ne parle pas des visages inquiets qui se pressaient autour des tables par dizaines, par centaines, attendu que je ne vois rien de repoussant dans le désir de gagner par le plus court moyen la plus grosse somme possible. Cette pensée d’un moraliste bien repu qui disait à un joueur, arguant de ce qu’il n’exposait que peu de chose: «C’est donc une cupidité médiocre», m’a toujours paru stupide. N’est-ce pas? C’est une affaire d’appréciation: une cupidité médiocre et une grande cupidité; un zéro pour Rothschild, un million pour moi! Qu’y a-t-il de mauvais dans le système équilibré des gains et des pertes?

Ce qui me parut, à moi, réellement laid et vil, – surtout au premier abord, – dans toute cette canaille qui compose le public de la roulette, c’est l’intolérable gravité des gens assis autour des tables. Il y a deux jeux: celui des gentlemen et celui de la crapule. On les distingue très sévèrement, et pourtant, à vrai dire, quelle sottise que cette distinction! Un gentleman risque cinq ou dix louis, rarement plus, quoiqu’il puisse, s’il est très riche, jouer mille francs, mais pour l’amour du jeu seulement, pour s’amuser, pour étudier le processus du gain et de la perte. Quant au gain lui-même, c’est chose indifférente. En ramassant son gain, il convient que le gentleman fasse à quelqu’un de ses voisins une plaisanterie. Il peut rejouer son gain, le doubler même, mais uniquement par curiosité, pour voir les chances, pour faire des combinaisons, jamais pour le désir plébéien de réaliser un profit. Il ne doit voir, dans le salon de jeu, qu’un amusement. Et ne devrait-ce pas être la pensée aussi de toute cette canaille qui l’entoure? Elle aussi, ne devrait-elle pas jouer pour le plaisir? Ce dédain des questions d’intérêt serait, de sa part, très aristocratique… Je vis des mamans donner des pièces d’or à de gracieuses jeunes filles de quinze à seize ans et leur apprendre à jouer.

Notre général s’approcha solennellement de la table. Les laquais se précipitèrent pour lui donner une chaise; mais il négligea de les voir. Il prit trois cents francs en or dans sa bourse, les posa sur le noir et gagna. Il fit paroli; le noir sortit de nouveau. Mais, au troisième coup, le rouge sortit, et il perdit douze cents francs d’un coup. Il s’en alla avec un sourire et tint bon. – Je dois dire que, devant moi, un Français gagna et perdit gaiement trente mille francs. Un gentleman doit tout perdre sans agitation; l’argent lui est si inférieur qu’il ne peut s’en apercevoir. De plus, il est très aristocratique de ne pas remarquer combien tout cet entourage est vulgaire et crapuleux. Il serait pourtant tout aussi aristocratique de le remarquer et de l’examiner avec une lorgnette; le tout à titre de distraction. La vie est-elle autre chose que l’amusement des gentlemen? Le gentleman ne vit que pour observer la foule. La trop regarder pourtant ne convient pas. C’est un spectacle qui ne mérite pas une grande attention. Eh! quel spectacle mérite l’attention des gentlemen? Seulement, je parle pour les gentlemen, car, personnellement, j’estime que tout cela vaut un examen attentif, non seulement pour l’observateur, mais aussi pour les acteurs de ce petit drame, pour ceux qui, franchement et simplement, se mêlent à toute cette canaille. Mais mes convictions personnelles n’ont que faire ici. J’ai dit par conscience ce qu’il en était; voilà l’important. Depuis quelque temps, il m’est très désagréable de conformer mes actions et mes pensées aux règles de morale. Je suis une autre direction…


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