La canaille jouait en canaille. Je ne suis pas loin de croire que ce prétendu jeu cache de simples vols. Les croupiers, au bout des tables, vérifient les mises et font les comptes. Voilà encore de la canaille! des Français pour la plupart. Si je note ces observations, ce n’est pas pour décrire la roulette, c’est pour moi-même, pour me tracer une ligne de conduite. Il n’est pas rare, il est très commun, veux-je dire, qu’une main s’étende à travers la table et prenne ce que vous avez gagné. Une discussion s’élève, on crie, et, je vous prie, le moyen de prouver à qui appartient la mise?
D’abord, tout cela était pour moi de l’hébreu. Je comprenais seulement qu’on pontait sur des chiffres, sur pair et impair et sur des couleurs. Je me décidai à ne risquer ce soir-là que deux cents des florins de Paulina.
La pensée que je débutais par jouer pour un autre me troublait. C’était une sensation très désagréable. Je voulais en finir tout de suite. Il me semblait qu’en jouant pour Paulina je ruinais mes propres chances. Il suffit donc de toucher à une table de jeu pour devenir superstitieux! Je déposai cinquante florins sur pair. La roue tourna et le chiffre treize sortit. Maladivement, pour en finir plus vite, je mis encore cinquante florins sur le rouge. Le rouge sortit. Je laissai les cent florins sur le rouge, qui sortit encore. Je laissai le tout et je gagnai derechef. Je mis deux cents florins sur la douzaine du milieu, sans savoir ce que cela pourrait me donner. On me paya deux fois ma mise. Je gagnai donc sept cents florins. J’étais en proie à d’étranges sentiments. Plus je gagnais, plus j’avais hâte de m’en aller. Il me semblait que je n’aurais pas joué ainsi pour moi. Je mis pourtant les huit cents florins sur pair.
– Quatre, dit le croupier.
On me donna encore huit cents florins; et, prenant le tout, je m’en allai trouver Paulina.
Ils se promenaient tous dans le parc, et je ne pus la voir qu’au souper. Le Français n’était pas là, et le général put profiter de cette absence pour me dire tout ce qu’il avait sur le cœur. Entre autres choses, il me fit observer qu’il ne désirait pas me voir à la table de jeu. D’après lui, il était très dangereux pour moi que j’y parusse.
– Et en tout cas, moi, je serais compromis, répéta-t-il avec importance. Je n’ai pas le droit de régler votre conduite. Mais, comprenez vous-même…
Ici, selon son habitude, il ne finit pas. Je lui répondis très sèchement que j’avais fort peu d’argent et que je ne risquais pas d’en perdre beaucoup. En rentrant chez moi, j’eus le temps d’apprendre son gain à Paulina, et je lui déclarai que désormais je ne jouerais plus pour elle.
– Pourquoi donc? demanda-t-elle avec inquiétude.
– Cela me dérange… je veux jouer pour moi.
– Vous avez raison. La roulette est votre salut! dit-elle avec un sourire moqueur.
– Pré-ci-sé-ment.
Quant à l’espoir de gagner toujours, c’est peut-être ridicule, j’en conviens. Et puis?… Je demande seulement qu’on me laisse tranquille.
Paulina Alexandrovna m’offrit de partager le gain du jour, en me proposant de continuer à jouer dans ces conditions. Je refusai; je déclarai qu’il était impossible de jouer pour les autres, que je sentais que je perdrais, que je perdrais sûrement.
– Et pourtant, tout sot que cela soit, moi aussi je n’ai d’espoir que dans la roulette. Il faut donc absolument jouer pour moi. Et je veux que vous partagiez. Vous le ferez.
Elle sortit sans écouter davantage mes observations.
III
Hier, de toute la journée, elle ne me dit pas un mot à propos du jeu. Elle évitait d’ailleurs de me parler. Ses manières étaient changées. Elle me traitait négligemment, me marquant à peine son mépris. Je compris qu’elle se trouvait offensée. Mais, comme elle m’en a averti, elle me ménage encore parce que je lui suis encore nécessaire. Étranges relations, incompréhensibles souvent pour moi, eu égard surtout à son orgueil ordinaire. Elle sait que je l’aime à la folie. Elle me permet même de lui parler de mon amour. Quelle plus profonde marque de mépris que celle-là!
«Tes sentiments me sont si indifférents, que tu peux me les dire ou les taire, cela m’est égal!»
N’est-ce pas?
Elle m’entretient souvent de ses propres affaires, mais jamais avec une entière franchise. C’est encore un raffinement de dédain. Elle me sait au courant de certaines circonstances de sa vie, de celles qui l’inquiètent le plus. Elle-même m’a donné certains détails, juste assez pour pouvoir m’utiliser, m’employer comme commissionnaire. Quant à l’enchaînement des événements, je l’ignorerai toujours. Pourtant, si elle me voit inquiet de ses propres inquiétudes, elle daigne me tranquilliser par des demi-franchises, voire par des trois quarts de franchises. Comme si elle ne devait pas, m’employant à des commissions très dangereuses, être avec moi d’une sincérité absolue!
Je connaissais depuis trois semaines son intention de me faire jouer à la roulette, car il n’était pas convenable qu’elle jouât elle-même. À sa physionomie je compris qu’il ne s’agissait pas d’un désir vague, mais d’un besoin très sérieux de gagner de l’argent. Pourtant, à quoi peut donc lui servir l’argent? Elle doit avoir un but, quelque projet qui m’échappe, c’est-à-dire que j’entrevois, mais dont je ne suis pas sûr. Certes, l’humiliant esclavage qu’elle m’impose me donne le droit de la questionner catégoriquement. Puisque je suis pour elle si peu de chose, elle ne peut s’offenser de ma grossière curiosité. Mais elle me permet bien de la questionner; seulement, elle ne me répond pas. Quelquefois, elle ne paraît même pas s’apercevoir que je l’interroge.
Hier, nous avons beaucoup parlé du télégramme envoyé, il y a quatre jours, à Pétersbourg et qui est resté jusqu’ici sans réponse. Le général était visiblement inquiet et pensif; il s’agit évidemment de la babouschka. Le Français s’inquiète aussi. Hier soir, après le dîner, il s’est entretenu longuement et sérieusement avec le général. Avec nous tous il a un ton extraordinairement hautain et méprisant. Vous connaissez le proverbe: «Quand on te permet de t’asseoir à table, tu y mets les pieds.» Même avec Paulina, il montre un sans-gêne qui va jusqu’à la grossièreté. Pourtant, il prend part avec plaisir aux promenades communes, aux cavalcades, aux excursions hors de la ville. Il est lié depuis longtemps avec le général. En Russie, ils avaient le projet d’exploiter ensemble une fabrique. Je ne sais si ce projet est tombé dans l’eau ou s’ils y songent encore. De plus, et c’est un secret de famille que j’ai surpris par hasard, le Français a tiré le général d’embarras, l’an dernier, en lui prêtant trente mille roubles qui lui manquaient. Certes, le général était alors entre ses mains; il lui fallait une certaine somme pour obtenir le droit d’abandonner son emploi, et sans de Grillet… Mais, maintenant, c’est mademoiselle Blanche qui tient le rôle principal.
Qui est cette mademoiselle Blanche? Une Française du très grand monde, dit-on; sa mère et elle posséderaient une fortune colossale. On la dit aussi parente de notre marquis, mais parente très éloignée, quelque chose comme… sœur au troisième degré. On dit qu’avant mon voyage à Paris, mademoiselle Blanche et le Français avaient des rapports plus cérémonieux. Enfin, leurs relations étaient délicates. Tandis que, maintenant, leur connaissance, ou leur amitié, ou leur parenté, est plus libre et, par conséquent, plus intime. Est-ce le mauvais état de nos affaires qui leur fait juger inutile de dissimuler davantage?