– Je poursuis le raisonnement, dit Vandoosler. Au Cours de la semaine précédente, le mercredi par exemple, quand vous confiez Cyrille à votre mère, vous filez sur Paris avec votre voiture qui, selon le garagiste, n'est pas si déglinguée que ça, d'ailleurs.
Lucien, qui tournait comme à son habitude autour de la grande table, enleva des mains d'Alexandra le torchon à vaisselle et lui passa un mouchoir.
– Le torchon n'est pas très propre, lui chuchota-t-il.
– N'est pas si déglinguée que ça, d'ailleurs, répéta Yandoosler.
– Je vous ai dit que cette voiture me rappelait des trucs, merde! dit Alexandra. Si vous comprenez pourquoi on fuit, vous pouvez comprendre aussi pourquoi on bazarde une voiture, oui ou non?
– Certes. Mais si ces souvenirs étaient si pesants, pourquoi ne pas avoir vendu la voiture plus tôt?
– Parce qu'on hésite avec les souvenirs, merde! cria Alexandra.
– Ne jamais dire deux fois merde à un flic, Alexandra. Avec moi, aucune importance. Mais lundi, attention. Leguennec ne bougera pas, mais il n'aimera pas. Ne lui dites pas merde. De toute façon, on ne dit pas merde à un Breton, c'est le Breton qui dit merde. C'est une loi.
– Alors pourquoi tu l'as choisi, ce Leguennec? demanda Marc. S'il n'est pas foutu de croire quoi que ce soit et pas capable de supporter qu'on lui dise merde?
– Parce que Leguennec est habile, parce que Leguennee est un ami, parce que c'est son secteur, parée qu'il ramassera tous les détails pour nous et pàrce que, à la fin, j'en ferai ce que je veux, des détails, moi, Armand Vandoosler.
– Que tu dis! cria Marc.
– Cesse de crier, Saint Marc, c'est mauvais pour la canonisation, et cesse de m'interrompre. Je continue. Alexandra, vous avez quitté votre travail depuis trois semaines en prévision de votre départ. Vous avez posté une carte à votre tante avec étoile et rendez-vous à Lyon. Tout le monde dans la famille connaît la vieille affaire Stelyos et sait quel nom évoquera pour Sophia le dessin d'une étoile. Vous arrivez à Paris le soir, vous interceptez votre tante, vous lui racontez je ne sais quoi sur Stelyos qui est à Lyon, vous l'emmenez dans votre voiture et vous la tuez. Bien. Vous la déposez quelque part, par exemple dans la forêt de Fontainebleau ou dans la forêt de Marly, comme vous voulez, dans un recoin assez perdu pour qu'elle ne soit pas trouvée trop tôt – ce qui évite la question du jour du décès et des alibis précis à fournir – et vous rentrez à Lyon au matin. Les jours passent, rien dans les journaux. Ça vous arrange. Ensuite, ça vous soucie. Le recoin est trop perdu. Si on ne retrouve pas le corps, pas d'héritage. Il est temps de venir sur place. Vous vendez votre voiture, vous prenez soin d'expliquer que jamais vous ne voudriez faire la route avec ça jusqu'à Paris, et vous arrivez en train. Vous vous faites remarquer, attendant stupidement sous la pluie avec votre gosse sans songer à aller l'abriter dans le plus proche café. Pas question de laisser croire à la disparition volontaire de Sophia. Vous protestez donc et l'enquête repart. Vous empruntez la voiture de votre tante mercredi soir, vous partez de nuit récupérer son cadavre, vous prenez toutes précautions pour qu'il n'en reste Pas trace dans le coffre, pénible tâche, plastiques, isolants et sinistres détails techniques, et vous le fourguez dans une bagnole abandonnée d'une ruelle de banlieue. Vous foutez le feu afin d'éviter toute trace de transport, de manipulation, de sac en plastique. Vous savez que le caillou fétiche de tante Sophia résistera. Il a bien résisté au volcan qui l'a craché… Travail accompli, corps identifié. Ce n'est que le lendemain que vous vous servirez officiellement de la voiture prêtée par votre oncle. Pour rouler la nuit, sans but, dites-vous. Ou bien pour faire oublier la nuit où vous rouliez avec un but bien précis, au cas où l'on vous aurait vue. Un détail encore: ne cherchez pas la voiture de votre tante, elle est partie, au labo pour examen depuis hier matin.
– Je le sais, figurez-vous, coupa Alexandra.
– Examen du coffre,, des banquettes… continua Vandoosler, vous avez dû entendre parler de ce genre de ratissage. Elle vous sera rendue sitôt les opérations terminées. Et voilà tout, conclut-il en tapotant l'épaule de la jeune femme.
Alexandra, immobile, avait le regard vide de ceux qui explorent l'étendue d'un désastre. Marc se demanda s'il n'allait pas foutre dehors ce vieux salopard de parrain, l'attraper par les épaules de sa veste grise impeccable, lui démolir sa belle gueule et le balancer par la fenêtre en plein cintre. Vandoosler leva les yeux et croisa son regard.
– Je sais à quoi tu penses, Marc. Ça te soulagerait. Mais économise-toi et épargne-moi. Je peux servir, quoi qu'il arrive et quoi qu'on lui reproche.
Marc pensa à l'assassin qu'Armand Vandoosler avait laissé courir, au mépris de toute justice. Il essayait de ne pas s'affoler mais la démonstration que venait de faire le parrain se tenait. Se tenait plutôt bien même. Il réentendit soudain la petite voix de Cyrille, jeudi soir, qui disait qu'il voulait dîner avec eux, qu'il en avait assez de la voiture… Alexandra avait-elle donc roulé avec lui la nuit précédente? La nuit où elle avait été rechercher le cadavre? Non. Atroce. Le petit devait sûrement penser à d'autres voyages. Alexandra roulait la nuit depuis onze mois.
Marc regarda les autres. Mathias triturait une tranche, de pain; les yeux baissés vers la table. Lucien époussetait une étagère avec le torchon sale. Et lui attendait qu'Alexandra réagisse, explique, hurle.
– Ça se tient, dit-elle seulement.
– Ça se tient, confirma Vandoosler.
– Tu es cinglée, dis autre chose, supplia Marc.
– Elle n'est pas cinglée, dit Vandoosler, elle est très intelligente.
– Mais, et les autres? dit Marc, Elle n'est pas seule à bénéficier de l'argent de Sophia. Il y a sa mère…
Alexandra serra le mouchoir dans son poing.
– Pas touche à sa mère, dit Vandoosler. Elle n'a pas bougé de Lyon. Elle s'est rendue à son bureau tous les jours, samedis compris. Elle travaille à deux tiers-temps et va chercher Cyrille à l'école tous les soirs. Inattaquable. C'est déjà vérifié.
– Merci, souffla Alexandra.
– Alors, Pierre Relivaux? demanda Marc. C'est tout de même le premier bénéficiaire, non? Il a une maîtresse, en plus.
– Relivaux est mal placé, c'est vrai. Pas mal d'absences nocturnes depuis la disparition de sa femme. Mais il ne faisait rien pour qu'on la retrouve, souviens-toi. Or, pas de corps, pas d'héritage.
– Comédie! Il savait bien qu'on la retrouverait un jour ou un autre!
– Possible, dit Vandoosler. Leguennec ne le lâche pas non plus, ne t'en fais pas.
– Et le reste de la famille? demanda Marc. Lex, raconte le reste de la famille.
– Demande à ton oncle, dit Alexandra, puisqu'il a l'air de tout savoir avant tout le monde.
– Mange du pain, dit Mathias à Marc. Ça te détendra les mâchoires.
– Tu crois?
Mathias hocha la tête et lui tendit une tranche. Marc mâchonna comme un imbécile tout en écoutant Van-doosler reprendre le fil de ses connaissances.
– Troisième héritier, le père de Sophia, qui vit à Dourdan, dit Vandoosler. Siméonidis l'Ancien est un passionné de sa fille. Il ne manquait pas un seul de ses concerts. C'est à l'Opéra de Paris qu'il a rencontré sa deuxième femme. La deuxième femme était venue voir son fils, simple figurant dans la distribution, et elle en était très fière. Très fière aussi de faire connaissance, par le hasard d'un voisinage de place d'orchestre, avec le père de la cantatrice. Elle a dû penser que ce serait un bon tremplin pour son fils, mais de fil en aiguille, ils se sont mariés et se sont installés dans sa maison de Dourdan. Deux points: Siméonidis n'est pas riche et il conduit toujours. Mais la donnée de base reste celle-ci: c'est un fiévreux fervent de sa fille. Atterré par sa mort. Il a tout collectionné sur elle, tout ce qui s'est dit, écrit, photographié, balbutié, chuchoté, dessiné. Ça occupe, paraît-il, une pièce entière de sa maison. Vrai ou faux?