– C'est ce que colporte la légende familiale, murmura Alexandra. C'est un brave vieux autoritaire, sauf qu'il a épousé une idiote en secondes noces. Cette idiote est plus jeune que lui, elle en fait un peu ce qu'elle veut, sauf en ce qui concerne Sophia. C'est le domaine sacré où elle n'a pas le droit de mettre son nez.

– Le fils de cette femme est un peu bizarre.

– Ah! dit Marc.

– Ne t'emballe pas, dit Vandoosler. Bizarre au sens de traînard, mou, velléitaire, voyeur, vivant de l'argent de sa mère à plus de quarante ans, incapable de ses vingt doigts, montant de temps à autre des petites combines tordues à trois sous, pas doué, se faisant choper, se faisant relâcher, en bref, plutôt un malheureux qu'un douteux. Sophia lui a trouvé plusieurs places de figurant, mais même dans ces rôles muets, il n'a jamais excellé et il s'est vite lassé.

Machinalement, Alexandra essuyait la table avec le mouchoir blanc quelui avait prêté Lucien. Lucien souffrait pour son mouchoir. Mathias se leva pour aller prendre son service du soir au Tonneau. Il dit qu'il ferait dîner Cyrille à la cuisine et qu'il s'éclipserait trois minutes pour le ramener au petit pavillon. Alexandra lui sourit.

Mathias monta à son appartement pour se changer. Juliette avait exigé qu'il ne soit pas nu sous ses habits de serveur. C'était très dur pour Mathias. Il avait l'impression d'éclater sous trois strates d'habits. Mais il comprenait le point de vue de Juliette. Elle lui avait aussi demandé qu'il cesse de se changer moitié dans la cuisine, moitié dans la salle quand les clients étaient partis, «parce qu'on pouvait le voir». Là, Mathias ne comprenait plus le point de vue de Juliette et ne percevait pas très bien ce qu'il pouvait y avoir d'embarrassant là-dedans, mais il ne voulait pas l'embêter. Il se changeait donc dorénavant dans sa chambre, ce qui l'obligeait à sortir dans la rue tout habillé, avec caleçon, chaussettes, chaussures, pantalon noir, chemise, nœud papillon, gilet et veste, et il en était assez malheureux. Mais le travail lui allait. C'était le genre de travail qui n'empêche pas de penser en même temps. Et dès qu'elle le pouvait, certains soirs peu chargés, Juliette le libérait plus tôt. Lui, il n'aurait pas vu d'inconvénient à y passer la nuit entière, seul avec elle, mais comme il parlait peu, elle ne risquait pas de deviner. Alors, elle le libérait plus tôt. En boutonnant ce gilet abominable, Mathias pensait à Alexandra et au nombre de tranches de pain qu'il avait dû couper pour rendre la situation tolérabîe. Le vieux Vandoosler n'y allait pas de main morte. Incroyable en tout cas le Nombre de tranches que Lucien pouvait avaler.

Après le départ de Mathias, tout le monde resta silencieux. Ça faisait souvent comme ça avec Mathias, pensa vaguement Marc. Quand Mathias était là, il parlait à peine et on s'en foutait. Et quand il n'était plus là, c'était comme si le pont de pierre sur lequel s'appuyer avait brusquement disparu et qu'il fallait trouver un nouvel équilibre. Il eut un frisson et se secoua.

– Tu t'endors, soldat, dit Lucien.

– Pas du tout, dit Marc. Je déambule en restant assis. C'est une question de tectonique, tu ne peux pas comprendre.

Vandoosler se leva et obligea Alexandra, d'un geste de la main, à tourner son visage vers lui.

– Tout se tient, lui répéta Alexandra. Le vieux Siméonidis n'a pas tué Sophia parce qu'il l'aimait. Son beau-fils n'a pas tué Sophia parce que c'est un veule. Sa mère non plus parce que c'est une conne. Maman non plus parce que c'est maman. Et qu'elle n'a pas bougé de Lyon. Reste moi: moi qui ai bougé, moi qui ai menti à ma mère, moi qui ai vendu la voiture, moi qui n'ai pas vu tante Sophia depuis dix ans, moi qui suis amère, moi qui ai déclenché l'enquête en arrivant, moi qui n'ai plus de travail, moi qui ai pris la voiture de ma tante, moi qui roule sans but avoué la nuit. Je suis cuite. De toute façon, j'étais déjà dans la merde.

– Nous aussi, dit Marc. Mais il y a une différence entre être dans la merde et être cuit. Dans un cas on glisse mais dans l'autre on brûle. Ce n'est pas du tout la même chose.

– Laisse tomber tes allégories, dit Vandoosler. Ce n'est pas ça dont elle a besoin.

– Une petite allégorie de temps en temps n'a jamais fait de mal à personne, dit Marc.

– Ce que j'ai dit à Alexandra est plus utile pour le moment. Elle est prête. Toutes les erreurs qu'elle a commises ce soir, affolement, pleurs, colère, couper la parole, dire deux fois merde, cris, consternation et défaite, elle ne les refera pas lundi. Demain, elle va dormir, lire, promener le petit au square ou sur les quais de la Seine. Leguennec la fera sans doute suivre. C'est prévu. Il ne faudra même pas qu'elle s'en aperçoive. Lundi, elle ira conduire le petit à l'école et elle se rendra au commissariat. Elle sait à quoi s'attendre. Elle dira sa vérité sans tapage, sans agressivité et c'est ce qu'il y a de mieux à faire pour ralentir provisoirement un flic.

– Elle dira la vérité mais Leguennec ne la croira pas, dit Marc.

– Je n'ai pas dit «la» vérité. J'ai dit «sa» vérité.

– Alors tu la crois coupable? dit Marc en s'énervant à nouveau.

Vandoosler leva ses mains et les laissa retomber sur ses cuisses.

– Marc, il faut du temps pour faire se rejoindre «la» et «sa». Du temps. C'est tout ce dont nous avons besoin. C'est ça que j'essaie de gagner. Leguennec est un bon flic mais il a tendance à vouloir saisir sa baleine trop vite. C'est un harponneur, il en faut. Moi, j'aime mieux laisser la baleine sonder, laisser filer la ligne, verser de l'eau dessus si ça chauffe trop, repérer où ressort la baleine, la laisser sonder à nouveau et ainsi de suite. Du temps, du temps…

– Qu'attendez-vous du temps? demanda Alexan-dra.

– Des réactions, dit Vandoosler. Rien ne reste immobile après un meurtre. J'attends les réactions. Même petites. Elles vont venir. Il suffit d'être attentif.

– Et tu vas rester là, demanda Marc, en haut, dans tes combles, à guetter les réactions? Sans bouger? Sans chercher? Sans te remuer? Tu crois que les réactions vont venir tomber pile sur ta tête comme des fientes de pigeons? Tu sais combien j'en ai reçu des merdes de pigeons sur la tête depuis vingt-trois ans que j'habite Paris? Tu sais combien? Une seule, une seule! Une malheureuse petite merde alors qu'il y a des millions de pigeons qui fientent toute la sainte journée dans la ville. Alors? Tu espères quoi? Que les réactions vont venir docilement jusqu'ici pour s'installer sur ton crâne attentif?

– Parfaitement, dit Vandoosler. Parce que ici…

– Parce que ici, c'est le Front, dit Lucien. Vandoosler se leva et hocha la tête.

– Il est malin, ton ami de la Grande Guerre, dit-il. Il y eut un lourd silence. Vandoosler fouilla ses

poches et en sortit deux pièces de cinq francs. Il choisit la plus brillante et disparut à la cave, où on avait entassé tous les outils. On entendit la vibration brève d'une perceuse. Vandoosler revint avec sa pièce trouée à la main et la planta de trois coups de marteau dans la poutre de gauche de la cheminée.

– Tu as fini ton spectacle? lui demanda Marc.

– Puisqu'on a parlé de baleine, répondit Vandoosler, je plante cette pièce sur le grand mât. Elle reviendra à celui qui harponnera l'assassin.

– C'est indispensable? dit Marc. Sophia est morte, mais toi, tu t'amuses. Tu en profites pour faire le con, pour faire le capitaine Achab. Tu es dérisoire.

– Ce n'est pas une dérision, c'est un symbole. Nuance. Du pain et des symboles. C'est fondamental.

– Et c'est toi le capitaine, bien entendu? Vandoosler secoua la tête.

– Je n'en sais rien, dit-il. On ne fait pas une course. Je veux cet assassin et je veux que tout le monde y travaille.

– On t'a connu plus indulgent avec les assassins, dit Marc.

Vandoosler se retourna vivement.

– Celui-là, dit-il, n'aura pas mon indulgence. C'est une sale bête.


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