– Savez-vous lequel il a examiné? demanda Marc. Êtes-vous resté avec lui?

– Non. Il était très désireux d'être seul. Je suis entré une fois lui porter du café. Je crois qu'il consultait le carton 1982, sans certitude. Je vous laisse, vous n'avez pas de temps % perdre.

– Une question encore, demanda Marc. Comment votre femme prend-elle l'affaire?

Siméonidis eut une moue ambiguë.

– Jacqueline n'a pas pleuré. Elle n'est pas mauvaise mais volontariste, toujours désireuse de «faire front». Pour ma femme, «faire front» est un label suprême de qualité. C'est devenu une telle habitude chez elle qu'on ne peut rien tenter contre. Et avant tout, elle protège son fils.

– Que dire de lui?

– Julien? Pas capable de grand-chose. Un meurtre dépasse de beaucoup ses compétences. Surtout que Sophia l'avait aidé quand il ne savait pas quoi faire de sa peau. Elle lui trouvait des places de figurant par-ci, par-là. Il n'a pas su en tirer avantage. Lui, il a un peu pleuré Sophia. Il l'aimait beaucoup dans le temps. Il épinglait des photos d'elle dans sa chambre de jeune homme. Il écoutait ses disques aussi. Plus maintenant.

Siméonidis fatiguait.

– Je vous laisse, répéta-t-il. Pour moi, faire une sieste avant le dîner n'est pas un déshonneur. Cette faiblesse plaît à ma femme, d'ailleurs. Mettez-vous au travail, vous n'avez pas beaucoup de temps. Il se pour-fait que le flic finisse par trouver un moyen légal d'interdire la consultation de mes archives.

Siméonidis s'en alla et on l'entendit ouvrir une porte au fond du couloir.

– Qu'est-ce que tu penses de lui? demanda Marc.

– Belle voix, il l'a repassée à sa fille. Batailleur, autoritaire, intelligent, distrayant et dangereux.

– Sa femme?

– Une idiote, dit Lucien.

– Tu l'élimines vite.

– Les idiots peuvent tuer, ça n'a rien de contradictoire. Surtout ceux qui, comme elle, affichent une vaillance stupide. Je l'ai écoutée parler au flic. Elle est sans nuance et satisfaite de ses performances. Les idiots satisfaits peuvent tuer.

Marc hocha la tête en tournant dans la pièce. Il s'arrêta devant le carton de l'année 1982, le regarda sans le toucher et continua son tour en examinant les rayonnages. Lucien s'affairait dans son sac.

– Sors ce carton 82, dit-il. Le vieux a raison: on n'a peut-être pas beaucoup de temps avant que la Loi n'abaisse sa herse devant nos pas.

– Ce n'est pas 1982 qu'a consulté Dompierre. Soit le vieux s'est trompé, soit il a menti. C'est 1978.

– Il n'y a plus de poussière devant celui-là? dit Lucien.

– C'est ça, dit Marc. Aucun autre n'a été déplacé depuis longtemps. Les flics n'ont pas encore eu le temps de mettre leur nez là-dedans.

Il tira le carton 1978 et en vida proprement le contenu sur la table. Lucien le feuilleta rapidement.

– Ça ne concerne qu'un seul opéra, dit-il. Elektra, à Toulouse. Pour nous, cela ne signifie rien. Mais Dompierre devait y chercher quelque chose.

– Allons-y, dit Marc, un peu découragé par la niasse de vieux articles de presse découpés, de commentaires manuscrits parfois rajoutés par Siméonidis, très probablement, de photos, d'interviews. Les coupures de journaux étaient attachées avec soin par des trombones.

– Repère les trombones déplacés, dit Lucien. La pièce est un peu humide, ils ont dû laisser une trace de rouille ou une petite empreinte. Ça nous permettra de savoir quels articles ont intéressé Dompierre dans ce fatras.

– C'est ce que je fais, dit Marc. Les critiques sont élogieuses. Elle plaisait, Sophia. Elle s'est dite moyenne, mais elle valait plus que ça. Il a raison, Mathias. Mais qu'est-ce que tu fous? Viens m'aider.

Lucien rentrait à présent divers paquets dans son sac.

– Voilà, dit Marc en haussant le ton, cinq liasses dont le trombone a été replacé récemment.

Marc en prit trois et Lucien deux. Ils lurent en silence et en vitesse pendant un bon moment. Les articles étaient longs.

– Tu disais que les critiques étaient élogieuses? dit Lucien. Celui-là, en tout cas, n'est pas tendre avec Sophia.

– Celui-là non plus, dit Marc. Il cogne dur. Ça n'a pas dû lui faire plaisir. Ni au vieux Siméonidis. Il a noté en marge: «pauvre con». Et qui c'est, ce pauvre con?

Marc chercha la signature.

– Lucien, dit-il, ce critique «pauvre con» s'appelle Daniel Dompierre. Ça te donne à penser?

Lucien prit l'article des mains de Marc.

– Alors le nôtre, dit-il, le mort, il serait de sa famille? Un neveu, un cousin, un fils? C'est comme Ça qu'il aurait su quelque chose à propos de cet opéra?

– Un truc dans ce genre-là, sûrement. Ça commence à prendre. Comment s'appelle ton critique qui démolit Sophia?

– René de Frémonville. Connais pas. Connais rien à la musique, de toute façon. Attends, un truc marrant.

Lucien se remit à la lecture, l'expression modifiée, Marc espéra.

– Alors? dit Marc.

– Ne t'affole pas, ça n'a rien à voir avec Sophia. C'est au dos de la coupure. Le début d'un autre article, toujours de Frémonville, mais à propos d'une pièce de théâtre: un bide, une création sommaire et échevelée sur la vie intérieure d'un gars dans une tranchée en 1917. Un monologue de presque deux heures, suant comme tout, semble-t-il. Malheureusement, il me manque la fin de l'article.

– Merde, tu ne vas pas commencer avec ça. On s'en fout, Lucien, on s'en fout! On n'est pas venus jusqu'à Dourdan pour ça, nom de Dieu!

– Tais-toi. Frémonville dit au détour d'une phrase qu'il garde de son père des carnets de guerre, et que l'auteur de la pièce aurait été bien inspiré de consulter ce genre de documents avant de se lancer dans le théâtre d'imagination militaire. Tu te rends compte? Des carnets de guerre! Écrits sur place, depuis août 1914 jusqu'à octobre 1918! Sept carnets! Non, mais tu te rends bien compte? Une série continue! Pourvu que ce père ait été paysan, pourvu! Ce serait une mine, Marc, une rareté! Bon Dieu, faites que le père de Frémonville ait été paysan! Bon sang, j'ai bien fait de t'accompagner!

De bonheur et d'espoir, Lucien s'était mis debout, arpentant la petite pièce sombre, lisant et relisant le bout tronqué de cette vieille feuille de journal. Exaspéré, Marc se remit à feuilleter les documents consultés par Dompierre. Outre ces articles défavorables à Sophia, il y avait trois autres liasses contenant des textes plus anecdotiques, relatant un incident grave ayant perturbé pour plusieurs jours les représentations d'Elektra.

– Écoute, dit Marc.

Mais c'était foutu. Lucien était ailleurs, inabordable, avalé par la découverte de sa mine et devenu incapable de s'intéresser à autre chose. Pourtant, il avait fait montre d'une belle volonté au début. C'était pas de chance, ces carnets de guerre. Mécontent, Marc lut en silence, pour lui seul. Sophia Siméonidis avait subi dans sa loge, le soir du 17 juin 1978, une heure et demie avant la représentation, une agression violente suivie de tentatives de sévices sexuels. Selon elle, l'agresseur s'était enfui soudainement en entendant du bruit. Elle ne pouvait pas fournir de renseignements sur lui. Il portait un blouson sombre, une cagoule en laine bleue et il l'avait frappée à coups de poing pour la mettre au sol. Il avait ôté cette cagoule, mais elle était déjà trop assommée pour pouvoir l'identifier et il avait éteint la lumière. Couverte d'ecchymoses heureusement sans gravité, Sophia Siméonidis, en état de choc, avait été conduite à l'hôpital pour observation. Malgré cela, Sophia Siméonidis avait refusé de porter plainte et aucune enquête n'avait donc été ouverte. Réduits à des conjectures, les journalistes supposaient que l'attaque était le fait d'un figurant, le théâtre étant fermé à cette heure-ci à tout public. La culpabilité des cinq chanteurs de la troupe était écartée d'emblée: pour deux d'entre eux, il s'agissait de chanteurs renommés et tous avaient déclaré être arrivés plus tard au théâtre, ce qu'avaient confirmé les gardiens, des homme âgés également hors de cause. On pouvait comprendre entre les lignes que les options sexuelles des cinq chanteurs mâles les mettaient hors de cause plus sûrement que leur renommée ou leurs heures d'arrivée. Quant aux nombreux figurants, rien dans la description sommaire de la cantatrice ne permettait d'orienter les soupçons sur l'un ou l'autre d'entre eux. Néanmoins, précisait un des journalistes, deux figurants ne s'étaient pas présentés lors de la reprise, le lendemain. Le journaliste admettait pourtant que c'était là un fait assez banal dans le monde des figurants, gars et filles occultes souvent payés à la journée et toujours sur la brèche, prêts à lâcher sur l'heure une représentation pour un casting publicitaire plus prometteur. Il convenait aussi qu'aucun des hommes du personnel technique ne pouvait être écarté.


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