Le spectre était large. Marc, les sourcils froncés, retourna aux critiques de Daniel Dompierre et de René de Frémonville. Critiques musicaux avant tout, ils ne s'étendaient pas sur les circonstances de l'agression mais signalaient seulement que Sophia Siméonidis, victime d'un accident, avait dû être remplacée durant trois jours par sa doublure, Nathalie Domesco, dont l'imitation exécrable avait fini d'achever Elektra, une Eîektra que n'avait pu sauver le retour de Sophia Siméonidis: la cantatrice, à sa sortie d'hôpital, avait à nouveau témoigné de son incapacité à tenir ce rôle pour grand soprano dramatique. Ils concluaient que le choc subi par la cantatrice ne pouvait excuser l'insuffisance de sa tessiture et qu'elle avait commis une regrettable erreur en prétendant aborder avec Elektra une partition bien au-delà de ses moyens vocaux.

Cela exaspéra Marc. Certes, Sophia leur avait dit elle-même qu'elle n'avait pas été «la» Siméonidis. Certes, Sophia n'aurait peut-être pas dû se lancer dans Elektra. Peut-être. Il n'y connaissait rien de toute façon, pas plus que Lucien. Mais cette morgue destruc trice des deux critiques le mettait hors de lui. Non, Sophia ne méritait pas ça.

Marc attrapa d'autres cartons, d'autres opéras. Toujours des critiques élogieuses, ou simplement flatteuses ou satisfaites, mais toujours des reproches cinglants sous les plumes de Dompierre et de Frémonville, même lorsque Sophia s'en tenait à son strict registre de soprano lyrique. Décidément, ces deux-là n'aimaient pas Sophia, et depuis ses débuts. Marc replaça les cartons et réfléchit, la tête posée sur ses poings. Il faisait presque nuit à présent et Lucien avait allumé deux petites lampes.

Sophia agressée… Sophia ne portant pas plainte pour coups et blessures. Il revint à Elektra, parcourut très vite tous les autres articles concernant l'opéra et qui racontaient tous un peu la même chose: la mauvaise qualité de la mise en scène, la faiblesse des décors, l'agression contre Sophia Siméonidis, le retour attendu de la cantatrice, à cette différence que les critiques appréciaient la tentative de Sophia au lieu de la démolir comme l'avaient fait Dompierre et Frémon-ville. Il ne savait pas quoi retenir de tout ce carton 1978. Il aurait fallu tout pouvoir lire et relire dans les détails. Comparer, cerner les spécificités des coupures retenues par Christophe Dompierre. Il aurait fallu recopier, au moins les articles lus par le mort. C'était du boulot, des heures de boulot.

Siméonidis entra dans la pièce à cet instant.

– Il faut vous dépêcher, dit-il. Les flics cherchent un biais pour faire cesser la consultation de mes archives. Ils n'ont pas le temps de s'en occuper maintenant et ils doivent craindre d'être doublés par l'assassin lui-même. J'ai entendu l'imbécile d'en bas téléphoner après ma sieste. Il veut des scellés. Ça a l'air d'aller bon train.

– Soyez sans inquiétude, dit Lucien. On en aura fini dans une demi-heure.

– Parfait, dit Siméonidis. Vous avancez vite.

– À propos, dit Marc, votre beau-fils avait-il aussi figuré dans Elektra?

– À Toulouse? Sans doute, dit Siméonidis. Il a figuré dans tous ses spectacles, de 1973 à 1978. C'est après qu'il a tout lâché. Ne piétinez pas de son côté, vous perdez votre temps.

– Cette agression pendant Elektra, Sophia vous 1'avait-elle racontée?

– Sophia détestait qu'on en parle, dit Siméonidis après un silence.

Après le départ du vieux Grec, Marc regarda Lucien qui, affalé dans un fauteuil défoncé, étendait ses jam bes en jouant avec sa coupure de journal.

– Dans une demi-heure? cria Marc. Tu ne fous rien, tu rêves à tes carnets de guerre, il y a des tas de trucs à recopier, mais toi, tu décides de te barrer dans une demi-heure?

Sans bouger, Lucien montra son sac du doigt.

– Là-dedans, dit-il, j'ai mis deux kilos et demi d'ordinateur portable, neuf kilos de scanner, du parfum, un caleçon, une grosse ficelle, un duvet, une brosse à dents et une tranche de pain. Tu comprends pourquoi je voulais prendre un taxi à la gare. Prépare-moi tes documents, j'enregistre tout ce qui te fait plaisir et on l'emporte avec nous à la baraque pourrie. Voilà.

– Comment as-tu pensé à ça?

– Après ce qui est arrivé à Dompierre, on pouvait prévoir que les flics tentent d'interdire la copie des archives. Prévoir les manœuvres de l'adversaire, mon ami, c'est tout le secret d'une guerre. L'ordre officiel arrivera vite, mais après nous. Dépêche-toi mainte nant.

– Pardon, dit Marc, je m'énerve tout le temps en ce moment. Toi aussi d'ailleurs.

– Non, je m'emporte, dans une direction ou dans une autre. C'est assez différent.

– C'est à toi ces bécanes? demanda Marc. Ça vaut du fric.

Lucien haussa les épaules.

– C'est la fac qui me les a prêtées, je dois les rendre dans quatre mois. Il n'y a que les fils électriques qui m ' appartiennent.

Il rit et brancha ses machines. À mesure que les documents étaient copiés, Marc respirait mieux. Il n'y aurait peut-être rien à en tirer mais l'idée qu'il pourrait les consulter sans hâte, dans l'abri de son deuxième étage médiéval, le soulageait. L'essentiel du carton y passa.

– Des photos, dit Lucien en agitant une main.

– Tu crois?

– Sûr. Envoie les photos.

– Il n'y a que des photos de Sophia.

– Pas de vue générale, de la troupe au salut, du dîner après la générale?

– Que Sophia, je te dis.

– Alors laisse tomber.

Lucien enroula ses machines dans un vieux duvet, ficela le tout et y attacha une longue corde. Puis il ouvrit doucement la fenêtre et fit descendre avec précaution le fragile paquet.

– II n'existe pas de pièce sans ouverture, dit-il. Et en bas d'une ouverture, il y a toujours un sol, quel qu'il soit. C'est la courette aux poubelles, je préfère ça à la rue. J'y suis.

– On monte, dit Marc.

Lucien lâcha la corde et referma la fenêtre sans bruit. Il retourna s'asseoir dans le vieux fauteuil et reprit sa pose nonchalante.

Le flic entra, avec l'expression rassasiée du type qui vient d'abattre un perdreau en plein vol.

– Interdiction de prendre copie de quoi que ce soit et interdiction de consulter quoi que soit, dit l'imbécile. Ce sont les nouveaux ordres. Prenez vos affaires et sortez d'ici.

Marc et Lucien obéirent en râlant et suivirent le flic. Quand ils revinrent au salon, Mme Siméonidis avait mis la table pour cinq. Ils étaient donc comptés pour le dîner. Cinq, pensa Marc, ça voulait dire le fils aussi, sans doute. Il fallait voir le fils. Ils remercièrent. Le jeune flic les fouilla avant qu'ils ne s'asseyent et vida le contenu de leurs sacs, qu'il retourna et plia dans tous les sens.

– Ça va, dit-il, vous pouvez tout remballer. Il quitta le salon et alla se poster dans l'entrée.

– Si j'étais vous, lui dit Lucien, je me collerais plutôt devant la porte de la pièce aux archives jusqu'à notre départ. On pourrait remonter. Vous prenez des risques, gendarme.

Mécontent, le flic monta à l'étage et s'installa dans la pièce même. Lucien demanda à Siméonidis de lui indiquer l'accès à la courette aux poubelles et sortit récupérer son paquet qu'il fourra dans le fond de son sac. Il trouvait que depuis quelque temps, les poubelles traversaient fréquemment sa vie.

– Pas d'inquiétude, lui dit Lucien. Tous vos originaux sont restés là-haut. Vous avez ma parole.

Le fils arriva un peu en retard pour prendre sa place à table. Le pas lent, la quarantaine lourde, Julien n'avait pas hérité de sa mère le désir de paraître indispensable et efficace. Il sourit gentiment aux deux invités, un peu piteux, effacé, et Marc en conçut des regrets. Ce type, qu'on disait improductif et velléitaire, coincé entre sa mère activiste et son beau-père patriarche, lui faisait de la peine. Marc était vite influencé quand on lui souriait gentiment. Et puis Julien avait pleuré pour Sophia. Il n'était pas laid, mais avait le visage gonflé. Marc aurait préféré ressentir de l'aversion, de l'hostilité, enfin quelque chose de plus convaincant pour en faire un meurtrier. Mais comme il n'avait jamais vu de meurtrier, il se dit qu'un être flexible écrasé par sa mère et souriant gentiment pouvait très bien faire l'affaire. Pleurer un petit coup ne veut rien dire.


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