– Tiens! Zaliojev est venu aussi, murmura Rogojine en jetant sur le groupe un regard de triomphe, tandis qu’un mauvais sourire passait sur ses lèvres. Puis, se tournant brusquement vers le prince:

– Prince, sans savoir trop pourquoi, je t’ai pris en affection. Peut-être est-ce parce que je t’ai rencontré dans un pareil moment. Cependant je l’ai rencontré lui aussi (il désigna Lébédev) et je n’éprouve pour lui aucune sympathie. Viens me voir, prince, nous t’ôterons tes guêtres; je te donnerai une pelisse de martre de première qualité; je te commanderai ce qui se fait de mieux comme frac et comme gilet blanc (à moins que tu ne le préfères autrement); tu auras de l’argent plein tes poches et… nous irons chez Nastasie Philippovna. Viendras-tu, oui ou non?

– Écoutez bien ce langage, prince Léon Nicolaïévitch! dit Lébédev sur un ton d’importance. Ne laissez pas échapper une pareille occasion, je vous en conjure…

Le prince Muichkine se leva, tendit la main à Rogojine avec courtoisie et répondit aimablement:

– J’irai vous voir avec le plus grand plaisir et je vous suis très reconnaissant de la sympathie que vous me portez. J’irai même vous voir aujourd’hui si j’en ai le temps. Car, je vous le dis franchement, vous aussi m’avez beaucoup plu, surtout lorsque vous avez raconté votre histoire de boucles d’oreilles en brillants. Et, même avant ce récit, vous me plaisiez déjà, malgré votre visage assombri. Je vous remercie également de me promettre un vêtement et une pelisse, car l’un et l’autre vont m’être indispensables. Quant à l’argent, je n’ai pour autant dire pas un kopek sur moi en ce moment.

– Tu auras de l’argent, pas plus tard que ce soir; viens me voir.

– Oui, oui, vous aurez de l’argent, répéta le tchinovnik; vous en aurez dès ce soir.

– Êtes-vous porté sur le sexe féminin, prince? parlez sans ambages.

– Moi? euh… non. Il faut vous dire… vous ne savez peut-être pas qu’en raison de mon mal congénital, je ne sais rien de la femme.

– Ah! s’il en est ainsi, prince, s’exclama Rogojine, tu es un véritable illuminé; Dieu aime les gens comme toi.

– Oui, le Seigneur Dieu aime les gens comme vous, répéta le tchinovnik.

– Quant à toi, gratte-papier, tu vas me suivre, ordonna Rogojine à Lébédev.

Et tous sortirent du wagon.

Lébédev avait atteint son but. Bientôt la bande bruyante s’éloigna de la gare dans la direction du Voznessenski. Le prince devait tourner du côté de la Liteïnaïa. Le temps était humide et brumeux. Il demanda son chemin aux passants: comme la distance qu’il avait à parcourir était d’environ trois verstes, il se décida à prendre un fiacre.

II

Le général Epantchine habitait une maison dont il était propriétaire à peu de distance de la Liteïnaïa, vers la Transfiguration. À part ce confortable immeuble, dont les cinq sixièmes étaient loués, le général possédait encore une énorme maison dans la Sadovaïa et il en retirait également un loyer considérable. Il avait aussi un vaste domaine de grand rapport aux portes de la capitale, et une fabrique quelque part dans le district de Pétersbourg. Tout le monde savait que le général Epantchine avait jadis été intéressé à la ferme des eaux-de-vie. Actuellement il était gros actionnaire de plusieurs sociétés fort importantes. Il passait pour avoir une jolie fortune; on lui attribuait le maniement d’affaires considérables et l’avantage de hautes relations. Dans certains milieux il avait réussi à se rendre absolument indispensable; c’était notamment le cas pour l’administration où il servait. Néanmoins, il était de notoriété publique qu’Ivan Fiodorovitch Epantchine était un homme sans instruction et qu’il avait commencé par être enfant de troupe. Sans doute, ce trait était à son honneur, mais le général, bien qu’intelligent, était sujet à de petites faiblesses fort excusables et certaines allusions lui étaient désobligeantes. C’était en tout cas un homme avisé et habile. Il avait pour principe de ne pas se mettre en avant là où il est opportun de s’effacer, et beaucoup de gens appréciaient précisément en lui la simplicité et l’art de toujours savoir se tenir à sa place.

Ah! si ceux qui le jugeaient ainsi avaient pu voir ce qui se passait dans l’âme de cet Ivan Fiodorovitch qui savait si bien se tenir à sa place! Bien qu’il eût réellement, avec l’expérience de la vie et la pratique des affaires, certaines aptitudes très remarquables, il n’en aimait pas moins à se présenter comme l’homme qui exécute les idées d’autrui plutôt que comme un esprit indépendant. Il posait au «serviteur dévoué mais sans flagornerie [12]» et il tenait (signe des temps) à passer pour le vrai Russe qui a le cœur sur la main. Sous ce dernier rapport il lui était arrivé des aventures assez amusantes, mais le général n’était pas homme à se décourager pour une déconvenue, si comique fût-elle. D’ailleurs il avait de la chance, même aux cartes, où il jouait gros jeu; non seulement il ne cachait pas ce faible, dont il avait tant de fois tiré un beau profit, mais encore il le soulignait. Il appartenait à une société mêlée bien que composée de «gros bonnets». Mais il pensait toujours à l’avenir: savoir patienter, tout est là, chaque chose vient en son temps et à son tour. Au demeurant, le général était, comme on dit, encore vert; il avait cinquante-six ans tout au plus, âge où l’homme s’épanouit et commence sa vie véritable. Sa santé, son teint prospère, sa dentition robuste quoique noirâtre, sa complexion vigoureuse et musclée, sa manière d’affecter la préoccupation quand il se rendait le matin à son service et la gaîté quand il faisait le soir sa partie de cartes chez Son Altesse, tout cela contribuait à ses succès présents et futurs et semait les roses sous les pas de Son Excellence.

Le général avait une famille florissante. À la vérité, tout n’y était pas couleur de rose, mais Son Excellence y trouvait depuis longtemps déjà bien des motifs justifiant les espérances les plus sérieuses et les ambitions les plus légitimes. Après tout, y a-t-il dans l’existence un but plus important et plus sacré que la vie de famille? À quoi s’attacher si ce n’est à la famille? Celle du général se composait de sa femme et de trois filles adultes. Il s’était marié de très bonne heure, alors qu’il n’était encore que lieutenant, avec une jeune fille presque de même âge, qui ne lui apportait ni beauté ni instruction et qui n’avait que cinquante âmes pour toute dot. Il est vrai que ce fut sur cette dot que s’édifia par la suite la fortune du général. Celui-ci ne récrimina jamais contre ce mariage prématuré; jamais il ne l’imputa à l’entraînement irréfléchi de la jeunesse. À force de respecter son épouse, il était arrivé à la craindre et même à l’aimer.

La générale était née princesse Muichkine. Elle appartenait à une maison sans éclat mais fort ancienne, ce qui lui donnait une haute opinion d’elle-même. Un personnage influent de l’époque, qui était de ces gens auxquels une protection ne coûte rien, avait consenti à s’intéresser au mariage de la jeune princesse. Il facilita les débuts du lieutenant et lui donna la poussée initiale. Or, le jeune homme n’avait pas besoin d’une poussée pour aller de l’avant; un simple regard aurait suffi et n’eût pas été perdu. À de rares exceptions près, les époux vécurent en parfaite harmonie pendant le cours de leur longue union. Toute jeune encore, la générale avait réussi à trouver des protectrices très haut placées, grâce à son titre de princesse et à sa qualité de dernière représentante de sa maison; grâce peut-être aussi à ses mérites personnels. Plus tard, lorsque son mari eut fait fortune et conquis une haute position sociale, elle commença à se sentir assez à l’aise dans le meilleur monde.

Dans ces dernières années les trois filles du général, Alexandra, Adélaïde et Aglaé étaient sorties de l’adolescence et s’étaient épanouies. Elles n’étaient que des Epantchine tout court. Mais elles tenaient par leur mère à une famille princière; leur dot était assez élevée; leur père pouvait prétendre à un poste de premier ordre, et toutes les trois étaient – ce qui ne gâtait rien – d’une insigne beauté, y compris l’aînée, Alexandra, qui avait dépassé vingt-cinq ans. La seconde avait vingt-trois ans et la cadette, Aglaé, venait d’atteindre ses vingt ans. Cette dernière avait un physique si remarquable qu’elle commençait à faire sensation dans le monde.

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[12] Formule célèbre gravée sur la tombe du général Araktchéïev, favori de Paul Ier, puis ministre de la guerre d’Alexandre Ier, conformément à la dernière volonté du défunt qui avait essuyé maintes fois le reproche de servilité. – N. d. T.


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