Mais ce n’était pas tout: les trois jeunes filles se distinguaient par leur instruction, leur intelligence et leurs talents. On savait qu’elles avaient beaucoup d’affection les unes pour les autres et se soutenaient entre elles. On parlait même de certains sacrifices que les deux plus âgées auraient consentis à leur sœur, idole de toute la famille. En société, loin de chercher à paraître, elles péchaient par excès de modestie. Nul ne pouvait leur reprocher d’être orgueilleuses ou arrogantes, bien qu’on les sût fières et conscientes de leur valeur. L’aînée était musicienne. La puînée avait un don particulier pour la peinture, mais, durant des années, personne n’en avait rien su, et, si on s’en était aperçu récemment, c’était pur hasard. Bref on faisait d’elles un vif éloge. Mais elles étaient aussi l’objet de certaines malveillances et on énumérait avec épouvante les livres qu’elles avaient lus.

Elles ne manifestaient aucune hâte de se marier. Satisfaites d’appartenir à un certain rang social, elles ne poussaient pas ce sentiment au delà de la mesure. Cette discrétion était d’autant plus remarquable que tout le monde connaissait le caractère, les ambitions et les espérances de leur père.

Il pouvait être onze heures lorsque le prince sonna chez le général. Celui-ci occupait au premier étage un appartement qui pouvait passer pour assez modeste tout en répondant à sa situation sociale. Un domestique en livrée vint ouvrir au prince qui dut lui fournir de longues explications après que sa personne et son paquet eurent provoqué un regard soupçonneux. Quand il eut déclaré formellement et à plusieurs reprises qu’il était bien le prince Muichkine et qu’il avait un besoin absolu de voir le général pour une affaire pressante, le domestique perplexe le fit passer dans une petite antichambre attenante à la pièce de réception qui était elle-même contiguë au cabinet de travail. Puis il le confia à un autre laquais de service chaque matin dans cette antichambre et dont la fonction était d’annoncer les visiteurs au général. Ce second domestique portait le frac; il avait dépassé la quarantaine et l’expression de sa physionomie était gourmée. Le fait d’être spécialement attaché au cabinet de Son Excellence lui donnait visiblement une haute opinion de lui-même.

– Attendez dans cette antichambre et laissez ici votre petit paquet, dit-il posément en s’asseyant dans un fauteuil et en jetant un regard sévère au prince, qui s’était assis sans façon sur la chaise voisine, son baluchon à la main.

– Si vous le permettez, dit le prince, je préfère attendre ici à côté de vous. Que ferais-je là-bas tout seul?

– Il ne convient pas que vous restiez dans l’antichambre, puisque vous êtes ici en qualité de visiteur. C’est au général lui-même que vous désirez parler?

Évidemment le domestique hésitait devant la pensée d’introduire un pareil visiteur; c’est pourquoi il le questionnait de nouveau.

– Oui, j’ai une affaire qui… commença le prince.

– Je ne vous demande pas de me dire l’objet de votre visite. Mon rôle se limite à faire passer votre nom. Mais, comme je vous l’ai déclaré, en l’absence du secrétaire, je ne puis vous introduire.

La méfiance de cet homme paraissait croître de minute en minute, tant l’extérieur du prince différait de celui des gens qui venaient à la réception du général, encore que ce dernier eût souvent, presque chaque jour, l’occasion de recevoir, à une certaine heure, surtout pour affaires, des visiteurs de toutes les sortes. Malgré cette expérience et l’élasticité de ses instructions, le valet de chambre restait hésitant, l’intervention du secrétaire pour introduire ce visiteur lui semblant de toute nécessité.

– Mais, là vraiment… est-ce bien de l’étranger que vous venez? se décida-t-il enfin à lui demander, comme machinalement. Peut-être commettait-il un lapsus: la véritable question qu’il voulait poser était sans doute celle-ci: est-il vrai que vous soyez un prince Muichkine?

– Oui, je descends de wagon. J’ai l’impression que vous vouliez me demander si je suis bien le prince Muichkine et que, si vous ne l’avez pas fait, c’est par politesse.

– Hum… murmura le domestique avec étonnement.

– Je vous assure que je ne vous ai pas menti; vous n’encourrez aucune responsabilité à propos de moi. Mon extérieur et mon petit paquet ne doivent pas vous étonner: pour l’instant mes affaires ne sont guère brillantes.

– Hum… ce n’est pas là ce que je crains, voyez-vous. Mon devoir est de vous annoncer et le secrétaire ne manquera pas de venir vous parler, à moins que… Voilà: il y a un «à moins que». Oserai-je vous demander si vous n’êtes pas venu solliciter le général en raison de votre pauvreté?

– Oh non! Vous pouvez en être sûr. Mon affaire est d’un tout autre genre.

– Vous m’excuserez, mais la question m’est venue à l’esprit en vous voyant. Attendez le secrétaire; le général est en ce moment occupé avec un colonel; ensuite ce sera le tour du secrétaire de la société.

– Je vois que j’aurai longtemps à attendre. Dans ce cas n’y aurait-il pas un coin quelconque où l’on puisse fumer? J’ai ma pipe et mon tabac.

– Fumer! s’écria le domestique en jetant sur le visiteur un regard de stupeur et de mépris, comme s’il n’en pouvait croire ses oreilles. Fumer! non! on ne fume pas ici. C’est même honteux d’avoir une idée pareille. Ah bien! voilà qui est extravagant!

– Oh! ce n’est pas dans cette pièce que je pensais fumer. Je sais bien qu’on ne le peut pas. Mais je me serais volontiers rendu pour cela dans tel endroit que vous m’auriez indiqué. C’est chez moi une habitude, et voilà bien trois heures que je n’ai pas fumé. Après tout, ce sera comme il vous plaira. Vous connaissez le proverbe qui dit: «À religieux d’un autre ordre… [13]»

– Mais comment voulez-vous que je vous annonce? marmonna presque involontairement le domestique. – Et d’abord votre place n’est pas ici mais dans le salon d’attente, puisque vous êtes un visiteur, donc un hôte; vous risquez de me faire attraper. Est-ce que vous avez l’intention de vous installer chez nous? ajouta-t-il en glissant de nouveau un regard oblique sur le petit paquet qui continuait à l’inquiéter.

– Non, ce n’est point mon intention. Même si on m’invitait, je ne resterais pas ici. Je suis venu tout bonnement pour faire connaissance, et rien de plus.

– Comment? pour faire connaissance? demanda le domestique avec surprise et d’un air encore plus méfiant. – Pourquoi avoir commencé par me dire que vous veniez pour affaire?

– Oh! il s’agit d’une affaire si insignifiante que c’en est à peine une. J’ai seulement un conseil à demander. L’essentiel est pour moi de me présenter, car je suis un prince Muichkine et la générale Epantchine est, elle aussi, la dernière des princesses Muichkine. En dehors d’elle et de moi, il n’existe plus de princes de ce nom.

– Mais alors vous êtes de la famille? s’exclama le domestique avec une sorte d’épouvante.

– Oh! si peu que ce n’est pas la peine d’en parler. Certainement, en cherchant bien et à un degré très éloigné, nous sommes parents. Mais cela ne compte guère. Je me suis adressé un jour à la générale dans une lettre expédiée de l’étranger, mais n’ai pas reçu de réponse. J’ai tout de même cru qu’il était de mon devoir d’entrer en relations avec elle à mon retour. Si je vous explique tout cela, c’est pour que vous n’ayez aucun doute, car je vous vois toujours inquiet. Annoncez le prince Muichkine, cela suffira pour que l’on comprenne le but de ma visite. Si l’on me reçoit, tant mieux. Si l’on ne me reçoit pas, c’est peut-être également très bien. Mais il me semble que l’on ne peut pas refuser de me recevoir. La générale voudra probablement voir l’aîné et l’unique représentant de son sang. J’ai d’ailleurs entendu dire qu’elle tient beaucoup à sa lignée.

La conversation du prince paraissait empreinte de la plus grande simplicité, mais cette simplicité même, dans le cas donné, avait quelque chose de choquant. Le domestique, homme expérimenté, ne pouvait manquer de sentir qu’un ton parfaitement convenable d’homme à homme devenait tout à fait inconvenant d’un visiteur à un valet. Or, comme les gens de service sont beaucoup plus sensés que leurs maîtres ne le croient en général, le domestique arriva à cette conclusion: de deux choses l’une, ou le prince était un vagabond quelconque venu pour quémander un secours, ou bien c’était un benêt, dénué de toute espèce d’amour-propre, vu qu’un prince intelligent et ayant le sentiment de sa dignité ne resterait pas assis dans l’antichambre à causer de ses affaires avec un laquais. Dans un cas comme dans l’autre, il devait prévoir les désagréments dont il serait tenu pour responsable.

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[13] À religieux d’un autre ordre, n’impose pas ta règle. – N. d. T.


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