– Ah! Thérèse, s'écria-t-il un jour dans l'enthousiasme, si tu connaissais les charmes de cette fantaisie, si tu pouvais comprendre ce qu'on éprouve à la douce illusion de n'être plus qu'une femme! Incroyable égarement de l'esprit! on abhorre ce sexe et l'on veut l'imiter! Ah! qu'il est doux d'y réussir, Thérèse, qu'il est délicieux d'être le catin de tous ceux qui veulent de vous, et, portant sur ce point, au dernier épisode, le délire et la prostitution, d'être successivement dans le même jour la maîtresse d'un crocheteur, d'un marquis, d'un valet, d'un moine, d'en être tour à tour chéri, caressé, jalousé, menacé, battu, tantôt dans leurs bras victorieux, et tantôt victime à leurs pieds, les attendrissant par des caresses, les ranimant par des excès… Oh! non, non, Thérèse, tu ne comprends pas ce qu'est ce plaisir pour une tête organisée comme la mienne… Mais, le moral à part, si tu te représentais quelles sont les sensations physiques de ce divin goût! il est impossible d'y tenir; c'est un chatouillement si vif, des titillations de volupté si piquantes… on perd l'esprit… on déraisonne; mille baisers plus tendres les uns que les autres n'exaltent pas encore avec assez d'ardeur l'ivresse où nous plonge l'agent; enlacés dans ses bras, les bouches collées l'une à l'autre, nous voudrions que notre existence entière pût s'incorporer à la sienne; nous ne voudrions faire avec lui qu'un seul être; si nous osons nous plaindre, c'est d'être négligés; nous voudrions que, plus robuste qu'Hercule, il nous élargît, il nous pénétrât; que cette semence précieuse, élancée, brûlante au fond de nos entrailles, fît, par sa chaleur et sa force, jaillir la nôtre dans ses mains… Ne t'imagine pas, Thérèse, que nous soyons faits comme les autres hommes; c'est une construction toute différente, et cette membrane chatouilleuse qui tapisse chez vous le temple de Vénus, le ciel en nous créant en orna les autels où nos Céladons sacrifient: nous sommes aussi certainement femmes là que vous l'êtes au sanctuaire de la génération; il n'est pas un de vos plaisirs qui ne nous soit connu, pas un dont nous ne sachions jouir; mais nous avons, de plus, les nôtres, et c'est cette réunion délicieuse qui fait de nous les hommes de la terre les plus sensibles à la volupté, les mieux créés pour la sentir; c'est cette réunion enchanteresse qui rend impossible la correction de nos goûts, qui ferait de nous des enthousiastes et des frénétiques, si l'on avait encore la stupidité de nous punir, qui nous fait adorer, jusqu'au cercueil enfin, le dieu charmant qui nous enchaîne!

Ainsi s'exprimait le comte, en préconisant ses travers. Essayais-je de lui parler de l'être auquel il devait tout, et des chagrins que de pareils désordres donnaient à cette respectable tante, je n'apercevais plus dans lui que du dépit et de l'humeur, et surtout de l'impatience de voir si longtemps, en de telles mains, des richesses qui, disait-il, devraient lui appartenir; je n'y voyais plus que la haine la plus invétérée contre cette femme si honnête, la révolte la plus constatée contre tous les sentiments de la nature. Serait-il donc vrai que quand on est parvenu à transgresser aussi formellement dans ses goûts l'instinct sacré de cette loi, la suite nécessaire de ce premier crime fût un affreux penchant à commettre ensuite tous les autres?

Quelquefois je me servais des moyens de la religion; presque toujours consolée par elle, j'essayais de faire passer ses douceurs dans l'âme de ce pervers, à peu près sûre de le contenir par ces liens si je parvenais à lui en faire partager les attraits; mais le comte ne me laissa pas longtemps employer de telles armes. Ennemi déclaré de nos plus saints mystères, frondeur opiniâtre de la pureté de nos dogmes, antagoniste outré de l'existence d'un Être suprême M. de Bressac, au lieu de se laisser convertir par moi, chercha bien plutôt à me corrompre.

– Toutes les religions partent d'un principe faux, Thérèse, me disait-il; toutes supposent comme nécessaire le culte d'un Être créateur, mais ce créateur n'exista jamais. Rappelle-toi sur cela les préceptes sensés de ce certain Cœur-de-Fer qui, m'as-tu dit, Thérèse, avait comme moi travaillé ton esprit; rien de plus juste que les principes de cet homme, et l'avilissement dans lequel on a la sottise de le tenir ne lui ôte pas le droit de bien raisonner.

Si toutes les productions de la nature sont des effets résultatifs des lois qui la captivent; si son action et sa réaction perpétuelles supposent le mouvement nécessaire à son essence, que devient le souverain maître que lui prêtent gratuitement les sots? Voilà ce que te disait ton sage instituteur, chère fille. Que sont donc les religions, d'après cela, sinon le frein dont la tyrannie du plus fort voulut captiver le plus faible? Rempli de ce dessein, il osa dire à celui qu'il prétendait dominer qu'un Dieu forgeait les fers dont la cruauté l'entourait; et celui-ci, abruti par sa misère, crut indistinctement tout ce que voulut l'autre. Les religions, nées de ces fourberies, peuvent-elles donc mériter quelque respect? En est-il une seule, Thérèse, qui ne porte l'emblème de l'imposture et de la stupidité? Que vois-je dans toutes? Des mystères qui font frémir la raison, des dogmes outrageant la nature, et des cérémonies grotesques qui n'inspirent que la dérision et le dégoût. Mais si, de toutes, une mérite plus particulièrement notre mépris et notre haine, ô Thérèse, n'est-ce pas cette loi barbare du Christianisme dans laquelle nous sommes tous deux nés? En est-il une plus odieuse? une qui soulève autant et le cœur et l'esprit? Comment des hommes raisonnables peuvent-ils encore ajouter quelque croyance aux paroles obscures, aux prétendus miracles du vil instituteur de ce culte effrayant? Exista-t-il jamais un bateleur plus fait pour l'indignation publique! Qu'est-ce qu'un Juif lépreux qui, né d'une catin et d'un soldat, dans le plus chétif coin de l'univers, ose se faire passer pour l'organe de celui qui, dit-on, a créé le monde! Avec des prétentions aussi relevées, tu l'avoueras, Thérèse, il fallait au moins quelques titres. Quels sont-ils, ceux de ce ridicule ambassadeur? Que va-t-il faire pour prouver sa mission? La terre va-t-elle changer de face; les fléaux qui l'affligent vont-ils s'anéantir; le soleil va-t-il l'éclairer nuit et jour? Les vices ne la souilleront-ils plus? N'allons-nous voir enfin régner que le bonheur?… Point, c'est par des tours de passe-passe, par des gambades et par des calembours [2] que l'envoyé de Dieu s'annonce à l'univers; c'est dans la société respectable de manœuvres, d'artisans et de filles de joie que le ministre du ciel vient manifester sa grandeur; c'est en s'enivrant avec les uns, couchant avec les autres, que l'ami d'un Dieu, Dieu lui-même, vient soumettre à ses loin le pécheur endurci; c'est en n'inventant pour ses farces que ce qui peut satisfaire ou sa luxure ou sa gourmandise, que le faquin prouve sa mission; quoi qu'il en soit, il fait fortune; quelques plats satellites se joignent à ce fripon; une secte se forme; les dogmes de cette canaille parviennent à séduire quelques Juifs: esclaves de la puissance romaine, ils devaient embrasser avec joie une religion qui, les dégageant de leurs fers, ne les assouplissait qu'au frein religieux. Leur motif se devine, leur indocilité se dévoile; on arrête les séditieux; leur chef périt, mais d'une mort beaucoup trop douce sans doute pour son genre de crime, et par un impardonnable défaut de réflexion, on laisse disperser les disciples de ce malotru, au lieu de les égorger avec lui. Le fanatisme s'empare des esprits, des femmes crient, des fous se débattent, des imbéciles croient, et voilà le plus méprisable des êtres, le plus maladroit fripon, le plus lourd imposteur qui eût encore paru, le voilà Dieu, le voilà fils de Dieu égal à son père; voilà toutes ses rêveries consacrées, toutes ses paroles devenues des dogmes, et ses balourdises des mystères! Le sein de son fabuleux Père s'ouvre pour le recevoir, et ce Créateur, jadis simple, le voilà devenu triple pour complaire à ce fils digne de sa grandeur! Mais ce saint Dieu en restera-t-il là? Non, sans doute, c'est à de bien plus grandes faveurs que va se prêter sa céleste puissance. A la volonté d'un prêtre, c'est-à-dire d'un drôle couvert de mensonges et de crimes, ce grand Dieu créateur de tout ce que nous voyons va s'abaisser jusqu'à descendre dix ou douze millions de fois par matinée dans un morceau de pâte, qui, devant être digérée par les fidèles, va se transmuer bientôt au fond de leurs entrailles, dans les excréments les plus vils, et cela pour la satisfaction de ce tendre fils, inventeur odieux de cette impiété monstrueuse, dans un souper de cabaret. Il l'a dit, il faut que cela soit. Il a dit: «Ce pain que vous voyez sera ma chair; vous le digérerez comme tel; or je suis Dieu, donc Dieu sera digéré par vous, donc le Créateur du ciel et de la terre se changera, parce que je l'ai dit, en la matière la plus vile qui puisse s'exhaler du corps de l'homme, et l'homme mangera Dieu, parce que ce Dieu est bon et qu'il est tout puissant.» Cependant ces inepties s'étendent; on attribue leur accroissement à leur réalité, à leur grandeur, à leur sublimité, à la puissance de celui qui les introduit, tandis que les causes les plus simples doublent leur existence, tandis que le crédit acquis par l'erreur ne trouva jamais que des filous d'une part et des imbéciles de l'autre. Elle arrive enfin sur le trône, cette infâme religion, et c'est un empereur faible, cruel, ignorant et fanatique qui, l'enveloppant du bandeau royal, en souille ainsi les deux bouts de la terre. Ô Thérèse, de quel poids doivent être ces raisons sur un esprit examinateur et philosophe? Le sage peut-il voir autre chose dans ce ramas de fables épouvantables, que le fruit de l'imposture de quelques hommes et de la fausse crédulité d'un plus grand nombre? Si Dieu avait voulu que nous eussions une religion quelconque, et qu'il fût réellement puissant, ou, pour mieux dire, s'il y avait réellement un Dieu, serait-ce par des moyens aussi absurdes qu'il nous eût fait part de ses ordres? Serait-ce par l'organe d'un bandit méprisable qu'il nous eût montré comment il fallait le servir? S'il est suprême, s'il est puissant, s'il est juste, s'il est bon, ce Dieu dont vous me parlez, sera-ce par des énigmes et des farces qu'il voudra m'apprendre à le servir et à le connaître? Souverain moteur des astres et du cœur de l'homme, ne peut-il nous instruire en se servant des uns, ou nous convaincre en se gravant dans l'autre? Qu'il imprime un jour en traits de feu, au centre du Soleil, la loi qui peut lui plaire et qu'il veut nous donner; d'un bout de l'univers à l'autre, tous les hommes la lisant, la voyant à la fois, deviendront coupables s'ils ne la suivent pas alors. Mais n'indiquer ses désirs que dans un coin ignoré de l'Asie; choisir pour sectateur le peuple le plus fourbe et le plus visionnaire; pour substitut, le plus vil artisan, le plus absurde et le plus fripon; embrouiller si bien la doctrine, qu'il est impossible de la comprendre; en absorber la connaissance chez un petit nombre d'individus; laisser les autres dans l'erreur, et les punir d'y être restés… Eh! non, Thérèse, non, non, toutes ces atrocités-là ne sont pas faites pour nous guider: j'aimerais mieux mourir mille fois que de les croire. Quand l'athéisme voudra des martyrs, qu'il les désigne, et mon sang est tout prêt. Détestons ces horreurs, Thérèse; que les outrages les mieux constatés cimentent le mépris qui leur est si bien dû… A peine avais-je les yeux ouverts, que je les détestais, ces rêveries grossières; je me fis dès lors une loi de les fouler aux pieds, un serment de n'y plus revenir; imite-moi, si tu veux être heureuse; déteste, abjure, profane ainsi que moi et l'objet odieux de ce culte effrayant, et ce culte lui-même, créé pour des chimères, fait, comme elles, pour être avili de tout ce qui prétend à la sagesse.

[2] Le marquis de Bièvre en fit-il jamais un qui lui valut celui du Nazaréen à son disciple: «Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église»? Et qu'on vienne nous dire que les calembours sont de notre siècle!



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