– Oh! monsieur, répondis-je en pleurant, vous priveriez une malheureuse de son plus doux espoir si vous flétrissiez dans son cœur cette religion qui la console. Fermement attachée à ce qu'elle enseigne; absolument convaincue que tous les coups qui lui sont portés ne sont que les effets du libertinage et des passions, irai-je sacrifier à des blasphèmes, à des sophismes qui me font horreur, la plus chère idée de mon esprit, le plus doux aliment de mon cœur?

J'ajoutais mille autres raisonnements à cela, dont le comte ne faisait que rire, et ses principes captieux nourris d'une éloquence plus mâle, soutenus de lectures que je n'avais heureusement jamais faites, attaquaient chaque jour tous les miens, mais sans les ébranler. Mme de Bressac, remplie de vertu et de piété, n'ignorait pas que son neveu soutenait ses écarts par tous les paradoxes du jour; elle en gémissait souvent avec moi; et, comme elle daignait me trouver un peu plus de bon sens qu'à ses autres femmes, elle aimait à me confier ses chagrins.

Il n'était pourtant plus de bornes aux mauvais procédés de son neveu pour elle; le comte était au point de ne s'en plus cacher; non seulement il avait entouré sa tante de toute cette canaille dangereuse servant à ses plaisirs. Mais il avait même porté la hardiesse jusqu'à lui déclarer devant moi que si elle s'avisait encore de contrarier ses goûts, il la convaincrait des charmes dont ils étaient, en s'y livrant à ses yeux mêmes.

Je gémissais; cette conduite me faisait horreur. Je tâchais d'en résoudre des motifs personnels pour étouffer dans mon âme la malheureuse passion dont elle était brûlée: mais l'amour est-il un mal dont on puisse guérir? Tout ce que je cherchais à lui opposer n'attisait que plus vivement sa flamme, et le perfide comte ne me paraissait jamais plus aimable que quand j'avais réuni devant moi tout ce qui devait m'engager à le haïr.

Il y avait quatre ans que j'étais dans cette maison, toujours persécutée par les mêmes chagrins, toujours consolée par les mêmes douceurs, lorsque cet abominable homme, se croyant enfin sûr de moi, osa me dévoiler ses infâmes desseins. Nous étions pour lors à la campagne; j'étais seule auprès de la comtesse: sa première femme avait obtenu de rester à Paris, l'été, pour quelques affaires de son mari. Un soir, peu après que je fus retirée, respirant à un balcon de ma chambre, et ne pouvant, à cause de l'extrême chaleur, me déterminer à me coucher, tout à coup le comte frappe, et me prie de le laisser causer avec moi. Hélas! tous les instants que m'accordait ce cruel auteur de mes maux me paraissaient trop précieux pour que j'osasse en refuser un; il entre, ferme avec soin la porte, et se jetant à mes côtés dans un fauteuil:

– Écoute-moi, Thérèse, me dit-il avec un peu d'embarras… j'ai des choses de la plus grande conséquence à te dire; jure-moi que tu ne t'en révéleras jamais rien.

– Oh! monsieur, répondis-je, pouvez-vous me croire capable d'abuser de votre confiance?

– Tu ne sais pas ce que tu risquerais si tu venais à me prouver que je me suis trompé en te l'accordant!

– Le plus affreux de tous mes chagrins serait de l'avoir perdue, je n'ai pas besoin de plus grandes menaces…

– Eh bien, Thérèse, j'ai condamné ma tante à la mort… et c'est ta main qui doit me servir.

– Ma main! m'écriai-je en reculant d'effroi… Oh! monsieur, avez-vous pu concevoir de semblables projets?… Non, non; disposez de ma vie, s'il vous la faut, mais n'imaginez jamais obtenir de moi l'horreur que vous me proposez.

– Écoute, Thérèse, me dit le comte, en me ramenant avec tranquillité; je me suis bien douté de tes répugnances, mais comme tu as de l'esprit, je me suis flatté de les vaincre… de te prouver que ce crime, qui te paraît si énorme, n'est au fond qu'une chose toute simple.

Deux forfaits s'offrent ici, Thérèse, à tes yeux peu philosophiques: la destruction d'une créature qui nous ressemble, et le mal dont cette destruction s'augmente, quand cette créature nous appartient de près. A l'égard du crime de la destruction de son semblable, sois-en certaine, chère fille, il est purement chimérique. Le pouvoir de détruire n'est pas accordé à l'homme; il a tout au plus celui de varier les formes; mais il n'a pas celui de les anéantir: or toute forme est égale aux yeux de la nature; rien ne se perd dans le creuset immense où ses variations s'exécutent; toutes les portions de matières qui y tombent en rejaillissent incessamment sous d'autres figures, et quels que soient nos procédés sur cela, aucun ne l'outrage sans doute, aucun ne saurait l'offenser. Nos destructions raniment son pouvoir; elles entretiennent son énergie, mais aucune ne l'atténue; elle n'est contrariée par aucune… Eh! qu'importe à sa main toujours créatrice que cette masse de chair conformant aujourd'hui un individu bipède se reproduise demain sous la forme de mille insectes différents? Osera-t-on dire que la construction de cet animal à deux pieds lui coûte plus que celle d'un vermisseau, et qu'elle doit y prendre un plus grand intérêt? Si donc ce degré d'attachement, ou bien plutôt d'indifférence, est le même, que peut lui faire que par le glaive d'un homme un autre homme soit changé en mouche ou en herbe? Quand on m'aura convaincu de la sublimité de notre espèce, quand on m'aura démontré qu'elle est tellement importante à la nature, que nécessairement ses lois s'irritent de cette transmutation, je pourrai croire alors que le meurtre est un crime; mais quand l'étude la plus réfléchie m'aura prouvé que tout ce qui végète sur ce globe, le plus imparfait des ouvrages de la nature, est d'un égal prix à ses yeux, je n'admettrai jamais que le changement d'un de ces êtres en mille autres puisse en rien déranger ses vues. Je me dirai: tous les hommes, tous les animaux, toutes les plantes croissant, se nourrissant, se détruisant, se reproduisant par les mêmes moyens, ne recevant jamais une mort réelle, mais une simple variation dans ce qui les modifie; tous, dis-je, paraissant aujourd'hui sous une forme, et quelques années ensuite sous une autre, peuvent, au gré de l'être qui veut les mouvoir, changer mille et mille fois dans un jour, sans qu'une seule loi de la nature en soit un instant affectée, que dis-je? sans que ce transmutateur ait fait autre chose qu'un bien, puisqu'en décomposant des individus dont les bases redeviennent nécessaires à la nature, il ne fait que lui rendre par cette action, improprement qualifiée de criminelle, l'énergie créatrice dont la prive nécessairement celui qui, par une stupide indifférence, n'ose entreprendre aucun bouleversement. Ô Thérèse, c'est le seul orgueil de l'homme qui érigea le meurtre en crime. Cette vaine créature, s'imaginant être la plus sublime du globe, se croyant la plus essentielle, partit de ce faux principe pour assurer que l'action qui la détruirait ne pouvait qu'être infâme; mais sa vanité, sa démence ne change rien aux lois de la nature; il n'y a point d'être qui n'éprouve au fond de son cœur le désir le plus véhément d'être défait de ceux qui le gênent, ou dont la mort peut lui apporter du profit; et de ce désir à l'effet, t'imagines-tu, Thérèse, que la différence soit bien grande? Or, si ces impressions nous viennent de la nature, est-il présumable qu'elles l'irritent? Nous inspirerait-elle ce qui la dégraderait? Ah! tranquillise-toi, chère fille, nous n'éprouvons rien qui ne lui serve; tous les mouvements qu'elle place en nous sont les organes de ses lois; les passions de l'homme ne sont que les moyens qu'elle emploie pour parvenir à ses desseins. A-t-elle besoin d'individus? elle nous inspire l'amour, voilà des créations; les destructions lui deviennent-elles nécessaires? elle place dans nos cœurs la vengeance, l'avarice, la luxure, l'ambition, voilà des meurtres; mais elle a toujours travaillé pour elle, et nous sommes devenus, sans nous en douter, les crédules agents de ses caprices.

Eh! non, non, Thérèse, non, la nature ne laisse pas dans nos mains la possibilité des crimes qui troubleraient son économie; peut-il tomber sous le sens que le plus faible puisse réellement offenser le plus fort? Que sommes-nous relativement à elle? Peut-elle, en nous créant, avoir placé dans nous ce qui serait capable de lui nuire? Cette imbécile supposition peut-elle s'arranger avec la manière sublime et sûre dont nous la voyons parvenir à ses fins? Ah! si le meurtre n'était pas une des actions de l'homme qui remplit le mieux ses intentions, permettrait-elle qu'il s'opérât? L'imiter peut-il donc lui nuire? Peut-elle s'offenser de voir l'homme faire à son semblable ce qu'elle lui fait elle-même tous les jours? Puisqu'il est démontré qu'elle ne peut se reproduire que par des destructions, n'est-ce pas agir d'après ses vues que de les multiplier sans cesse? L'homme, en ce sens, qui s'y livrera avec le plus d'ardeur sera donc incontestablement celui qui la servira le mieux, puisqu'il sera celui qui coopérera le plus à des desseins qu'elle manifeste à tous les instants. La première et la plus belle qualité de la nature est le mouvement qui l'agite sans cesse, mais ce mouvement n'est qu'une suite perpétuelle de crimes, ce n'est que par des crimes qu'elle le conserve: l'être qui lui ressemble le mieux, et par conséquent l'être le plus parfait, sera donc nécessairement celui dont l'agitation la plus active deviendra la cause de beaucoup de crimes, tandis, je le répète, que l'être inactif ou indolent, c'est-à-dire l'être vertueux, doit être à ses regards le moins parfait sans doute, puisqu'il ne tend qu'à l'apathie, qu'à la tranquillité qui replongerait incessamment tout dans le chaos, si son ascendant l'emportait. Il faut que l'équilibre se conserve; il ne peut l'être que par des crimes; les crimes servent donc la nature; s'ils la servent, si elle les exige, si elle les désire, peuvent-ils l'offenser? et qui peut être offensé, si elle ne l'est pas?

Mais la créature que je détruis est ma tante… Oh! Thérèse, que ces liens sont frivoles aux yeux d'un philosophe, Permets-moi de ne pas même t'en parler, tant ils sont futiles. Ces méprisables chaînes, fruits de nos lois et de nos institutions politiques, peuvent-elles être quelque chose aux yeux de la nature?


Перейти на страницу:
Изменить размер шрифта: