Lucette accoucha en prison d'une petite fille. Elle la prit dans ses bras et la regarda avec tout l'amour du monde. Jamais on ne vit jeune mère plus émerveillée.
– Tu es trop belle! répétait-elle au bébé.
– Comment l'appellerez-vous?
– Plectrude.
Une délégation de matonnes, de psychologues, de vagues juristes et de médecins plus vagues encore défila auprès de Lucette pour protester: elle ne pouvait pas appeler sa fille comme ça.
– Je le peux. Il y a eu une sainte Plectrude. Je ne sais plus ce qu'elle a fait mais elle a existé. On consulta un spécialiste qui confirma.
– Pensez à l'enfant, Lucette.
– Je ne pense qu'à elle.
– Ça ne lui posera que des problèmes.
– Ça préviendra les gens qu'elle est exceptionnelle.
– On peut s'appeler Marie et être exceptionnelle.
– Marie, ça ne protège pas. Plectrude, ça protège: cette fin rude, ça sonne comme un bouclier.
– Appelez-la Gertrude, alors. C'est plus facile à porter.
– Non. Ce début de Plectrude, ça fait penser à un pectoral: ce prénom est un talisman.
– Ce prénom est grotesque et votre enfant sera la risée des gens.
– Non: il la rendra assez forte pour qu'elle se défende.
– Pourquoi lui donner d'emblée une raison de se défendre? Elle aura assez d'obstacles comme ça!
– Vous dites ça pour moi?
– Entre autres.
– Rassurez-vous, je ne la gênerai pas longtemps. Et maintenant, écoutez-moi: je suis en prison, je suis privée de mes droits. La seule liberté qui me reste consiste à appeler mon enfant comme je veux.
– C'est égoïste, Lucette.
– Au contraire. Et puis, ça ne vous regarde pas.
Elle fit baptiser le bébé en prison pour être sûre de contrôler l'affaire.
La nuit même, elle confectionna une corde avec ses draps déchirés et se pendit dans sa cellule. Au matin, on retrouva son cadavre léger. Elle n'avait laissé aucune lettre, aucune explication. Le prénom de sa fille, sur lequel elle avait tant insisté, lui tint lieu de testament.
Clémence, la grande sœur de Lucette, vint chercher le bébé à la prison. On ne fut que trop content de se débarrasser de cette petite née sous d'aussi effroyables auspices. Clémence et son mari Denis avaient deux enfants de quatre et deux ans, Nicole et Béatrice. Ils décidèrent que Plectrude serait leur troisième.
Nicole et Béatrice vinrent regarder leur nouvelle sœur. Elles n'avaient aucune raison de penser qu'elle était la fille de Lucette, dont elles n'avaient d'ailleurs jamais vraiment enregistré l'existence.
Elles étaient trop petites pour se rendre compte qu'elle portait un prénom à coucher dehors et l'adoptèrent, malgré quelques problèmes de prononciation. Longtemps, elles l'appelèrent «Plecrude».
Jamais on ne vit bébé plus doué pour se faire aimer. Sentait-elle que les circonstances de sa naissance avaient été tragiques? Elle conjurait son entourage, à force de regards déchirants, de n'en tenir aucun compte. Il faut préciser qu'elle avait pour cela un atout: des yeux d'une beauté invraisemblable.
Cette nouvelle-née petite et maigre plantait sur sa cible un regard énorme – énorme de dimension et de signification. Ses yeux immenses et magnifiques disaient à Clémence et à Denis: «Aimez-moi! Votre destin est de m'aimer! Je n'ai que huit semaines, mais je n'en suis pas moins un être grandiose! Si vous saviez, si seulement vous saviez…»
Denis et Clémence avaient l'air de savoir. D'emblée, ils eurent pour Plectrude une sorte d'admiration. Elle était étrange jusque dans sa façon de boire son biberon à une lenteur insoutenable, de ne jamais pleurer, de dormir peu la nuit et beaucoup le jour, de montrer d'un doigt décidé les objets qu'elle convoitait.
Elle regardait gravement, profondément, quiconque la prenait dans ses bras, comme pour exprimer que c'était là le début d'une grande histoire d'amour et qu'il y avait de quoi être bouleversé.
Clémence, qui avait follement aimé sa sœur défunte, reporta sur Plectrude cette passion. Elle ne l'aima pas plus que ses deux enfants: elle l'aima différemment. Nicole et Béatrice lui inspiraient une tendresse débordante; Plec-trude lui inspirait de la vénération.
Ses deux aînées étaient mignonnes, gentilles, intelligentes, agréables; la petite dernière était hors norme – splendide, intense, énigmatique, loufoque.
Denis aussi fut fou d'elle dès le début et le resta. Mais rien jamais ne put égaler l'amour sacré que Clémence lui voua. Entre la sœur et la fille de Lucette, ce fut un ravage.
Plectrude n'avait aucun appétit et grandissait aussi lentement qu'elle mangeait. C'était désespérant. Nicole et Béatrice dévoraient et croissaient à vue d'œil. Elles avaient des joues rondes et rosés qui réjouissaient leurs parents. Chez Plectrude, seuls les yeux grandissaient.
– Est-ce qu'on va vraiment l'appeler comme ça? demanda un jour Denis.
– Bien sûr. Ma sœur a tenu à ce qu'elle porte ce prénom.
– Ta sœur était folle.
– Non. Ma sœur était fragile. De toute façon, c'est joli, Plectrude.
– Tu trouves?
– Oui. Et puis ça lui va bien.
– Je ne suis pas d'accord. Elle a l'air d'une fée. Moi, je l'aurais appelée Aurore.
– C'est trop tard. Les petites l'ont déjà adoptée sous son vrai prénom. Et je t'assure que ça lui va bien: ça fait princesse gothique.
– Pauvre gosse! A l'école, ça sera lourd à porter.
– Pas pour elle. Elle a assez de personnalité pour ça.
Plectrude prononça son premier mot à l'âge normal et ce fut: «Maman!»
Clémence s'extasia. Hilare, Denis lui fit observer que le premier mot de chacun de ses enfants – et d'ailleurs de tous les enfants du monde – était Maman.
– Ce n'est pas pareil, dit Clémence.
Pendant très longtemps, «maman» fut le seul mot de Plectrude. Comme le cordon ombilical, ce mot lui était un lien suffisant avec le monde. D'emblée, elle l'avait voisé à la perfection, avec sa voyelle nasale à la fin, d'une voix sûre, au lieu du «mamamama» de la plupart des bébés.
Elle le prononçait rarement mais, quand elle le prononçait, c'était avec une clarté solennelle qui forçait l'attention. On eût juré qu'elle choisissait son moment pour ménager ses effets.
Clémence avait six ans quand Lucette était née: elle se souvenait très bien de sa sœur à la naissance, à un an, à deux ans, etc. Aucune confusion n'était possible:
– Lucette était ordinaire. Elle pleurait beaucoup, elle était tour à tour adorable et insupportable. Elle n'avait rien d'exceptionnel. Plec-trude ne lui ressemble en rien: elle est silencieuse, sérieuse, réfléchie. On sent combien elle est intelligente.
Denis se moquait gentiment de sa femme:
– Cesse de parler d'elle comme du messie. C'est une charmante petite, voilà tout.
Il la hissait à bout de bras au-dessus de sa tête en s'attendrissant.
Beaucoup plus tard, Plectrude dit: «Papa.»
Le lendemain, par pure diplomatie, elle dit: «Nicole» et «Béatrice».
Son élocution était impeccable.
Elle mettait à parler la même parcimonie philosophique qu'elle mettait à manger. Chaque nouveau mot lui demandait autant de concentration et de méditation que les nouveaux aliments qui apparaissaient dans son assiette.
Quand elle voyait un légume inconnu au sein de sa purée, elle le désignait à Clémence.
– Ça? demandait-elle.
– Ça, c'est du poireau. Poi-reau. Essaie, c'est très bon.
Plectrude passait d'abord une demi-heure à contempler le morceau de poireau dans sa cuiller. Elle le portait à son nez pour en évaluer le parfum, puis elle l'observait encore et encore.
– C'est froid, maintenant! disait Denis avec humeur.
Elle n'en avait cure. Quand elle estimait que son examen était fini, elle prenait l'aliment en bouche et le goûtait longuement. Elle n'émettait pas de jugement: elle recommençait l'expérience avec un deuxième morceau, puis un troisième. Le plus étonnant était qu'elle procédait ainsi même quand son verdict ultime, après quatre tentatives, était:
– Je déteste.
Normalement, quand un enfant a horreur d'un aliment, il le sait dès qu'il l'a effleuré avec sa langue. Plectrude, elle, voulait être sûre de ses goûts.
Pour les mots, c'était pareil; elle conservait en elle les nouveautés verbales et les examinait sous leurs coutures innombrables avant de les ressortir, le plus souvent hors de propos, à la surprise générale:
– Girafe!
Pourquoi disait-elle «girafe» alors qu'on était en train de se préparer pour la promenade? On la soupçonnait de ne pas comprendre ce qu'elle clamait. Or, elle comprenait. C'était seulement que sa réflexion était indépendante des contingences extérieures. Soudain, au moment d'enfiler son manteau, l'esprit de Plectrude avait achevé de digérer l'immensité du cou et des pattes de la girafe: il fallait donc qu'elle prononce son nom, histoire d'avertir les gens du surgissement de la girafe dans son univers intérieur.
– As-tu remarqué combien sa voix est jolie? disait Clémence.
– Tu as déjà entendu un enfant qui n'avait pas une voix mignonne? remarquait Denis.
– Justement! Elle a une voix jolie, pas une voix mignonne, répliquait-elle.
En septembre, on la mit à l'école maternelle.
– Elle aura trois ans dans un mois. C'est un peu tôt, peut-être.
Là ne fut pas le problème.
Après quelques jours, la maîtresse avertit Clémence qu'elle ne pouvait pas garder Plectrude.
– Elle est encore trop petite, n'est-ce pas?
– Non, madame. J'ai des enfants plus petits qu'elle en classe.
– Alors?
– C'est à cause de son regard.
– Quoi?
– Elle fait pleurer les autres enfants rien qu'en les regardant fixement. Et je dois dire que je les comprends: quand c'est moi qu'elle regarde, je suis mal à l'aise.
Clémence, folle de fierté, annonça aux gens que sa fille avait été renvoyée de l'école maternelle à cause de ses yeux. Personne n'avait jamais entendu une pareille histoire.
Déjà, les gens marmonnaient:
– Vous avez connu des enfants qui s'étaient fait renvoyer de l'école maternelle, vous?
– Et pour leurs yeux, en plus!
– C'est vrai qu'elle regarde bizarrement, cette gosse!
– Les deux aînées sont si sages, si gentilles. C'est un démon, la petite dernière!