Connaissait-on ou ne connaissait-on pas les circonstances de sa naissance? Clémence se garda bien d'aller interroger les voisins là-dessus. Elle préféra considérer comme acquise la filiation directe qui la reliait à Plectrude.
Elle était ravie que son tête-à-tête avec la petite se prolongeât. Le matin, Denis partait au travail avec les deux aînées qu'il conduisait l'une à l'école, l'autre en maternelle. Clémence restait seule avec la petite dernière.
Dès que la porte se refermait sur son mari et ses enfants, elle se métamorphosait en une autre personne. Elle devenait le composé de fée et de sorcière que la présence exclusive de Plectrude révélait en elle.
– Nous avons le champ libre. Allons nous changer.
Elle se changeait au sens le plus profond du terme: non seulement elle enlevait ses vêtements ordinaires pour s'enrouler dans des étoffes luxueuses qui lui donnaient l'allure d'une reine indienne, mais elle troquait son âme de mère de famille contre celle d'une créature fantasmagorique dotée de pouvoirs exceptionnels.
Sous le regard fixe de l'enfant, la jeune femme de vingt-huit ans laissait sortir de son sein la fée de seize ans et la sorcière de dix mille ans qui y étaient contenues.
Elle déshabillait ensuite la petite et la revêtait de la robe de princesse qu'elle lui avait achetée en cachette. Elle la prenait par la main et la conduisait devant le grand miroir où elles se contemplaient.
– Tu as vu comme nous sommes belles?
Plectrude soupirait de bonheur.
Puis elle dansait pour charmer sa petite de trois ans. Celle-ci jubilait et entrait dans la danse. Clémence lui tenait les mains, pour soudain empoigner sa taille et la faire voler dans les airs.
Plectrude poussait des cris de joie.
– Maintenant, regarder les choses, demandait l'enfant qui connaissait le rituel.
– Quelles choses? feignait d'ignorer Clémence.
– Les choses de princesse.
Les choses de princesse étaient les objets qui, pour l'une ou l'autre raison, avaient été élus comme nobles, magnifiques, insolites, rares – dignes, enfin, d'être admirés par une aussi auguste personne.
Clémence rassemblait, sur le tapis d'Orient du salon, ses bijoux anciens, des mules en velours carmin qu'elle avait portées un seul soir, le petit face-à-main cerclé de dorures Art nouveau, l'étui à cigarettes en argent, la fiasque arabe en laiton incrusté de pierres fausses et impressionnantes, une paire de gants en dentelle blanche, les bagues moyenâgeuses en plastique bariolé que Plectrude avait reçues d'un distributeur automatique, la couronne en carton doré de la fête des Rois.
On obtenait ainsi un monceau disparate que chacune trouvait merveilleux: en clignant des yeux, on eût dit un trésor véritable.
Bouche bée, la petite regardait ce butin de pirates. Elle prenait en main chaque objet et le contemplait avec un sérieux extatique.
Parfois, la grande lui mettait tous les bijoux ainsi que les mules; ensuite, elle lui tendait le face-à-main et lui disait:
– Tu vas voir comme tu es belle.
Retenant son souffle, la petite regardait son reflet dans le miroir: au cœur du cerclage de dorures, elle découvrait une reine de trois ans, une prêtresse chamarrée, une fiancée persane le jour de ses noces, une sainte byzantine posant pour une icône. En cette image insensée d'elle-même, elle se reconnaissait.
N'importe qui eût éclaté de rire au spectacle de cette enfançonne parée comme une châsse délirante. Clémence souriait mais ne riait pas: ce qui la frappait, plus que le comique de la scène, c'était la beauté de la petite. Elle était belle comme les gravures que l'on trouvait dans les livres de contes de fées du temps jadis.
«Les enfants d'aujourd'hui ne sont plus beaux comme ça», pensait-elle absurdement – les enfants du passé n'étaient sûrement pas mieux.
Elle mettait de la «musique de princesse» (Tchaïkovski, Prokofiev) et préparait un goûter d'enfant en guise de déjeuner: pain d'épice, gâteaux au chocolat, chaussons aux pommes, biscuits aux amandes, flan à la vanille, avec pour boissons du cidre doux et du sirop d'orgeat.
Clémence disposait ces gâteries sur la table avec une honte amusée: jamais elle n'aurait autorisé ses deux aînées à se nourrir uniquement de sucreries. Elle se justifiait en pensant que le cas de Plectrude était différent:
– C'est un repas pour enfants de conte de fées.
Elle fermait les rideaux, allumait des bougies et appelait la petite. Celle-ci grignotait à peine, écoutant avec de grands yeux attentifs ce que lui racontait sa maman.
Vers quatorze heures, Clémence s'apercevait soudain que les aînées rentreraient dans à peine trois heures et qu'elle ne s'était acquittée d'aucune des tâches d'une mère de famille.
Elle sautait alors dans des vêtements ordinaires, courait au coin de la rue acheter des aliments sérieux, rentrait pour donner au logis une apparence possible, jetait le linge sale dans la machine puis partait à l'école chercher les enfants. Dans son empressement, elle n'avait pas toujours le temps ou la présence d'esprit d'enlever à Plectrude son déguisement – pour la simple raison qu'à ses yeux ce n'était pas un déguisement.
Ainsi, on voyait marcher dans la rue une jeune femme enjouée, tenant par la main une microscopique créature parée comme ne l'eussent pas osé les princesses des Mille et Une Nuits.
A la sortie de l'école, ce spectacle provoquait tour à tour la perplexité, le rire, l'émerveillement et la désapprobation.
Nicole et Béatrice poussaient toujours des cris de joie en voyant l'accoutrement de leur petite sœur, mais certaines mères disaient à haute et intelligible voix:
– On n'a pas idée d'habiller une enfant comme ça!
– Ce n'est pas un animal de cirque.
– Il ne faudra pas s'étonner si cette petite tourne mal, plus tard!
– Se servir de ses enfants pour faire son intéressante, c'est inqualifiable.
Il y avait aussi des adultes moins bêtes pour s'attendrir devant l'apparition. Cette dernière y éprouvait du plaisir, tout en trouvant normal, au fond, d'être ainsi contemplée, car elle avait remarqué, dans le miroir, qu'elle était très belle – et en avait ressenti un émoi voluptueux.
Il importe ici d'ouvrir une parenthèse afin de clore une fois pour toutes un début oiseux qui dure depuis beaucoup trop longtemps. Ceci pourrait s'appeler l'encyclique aux Arsinoé.
Dans Le Misanthrope de Molière, la jeune, jolie et coquette Célimène se voit tancer par la vieille et amère Arsinoé qui, verte de jalousie, vient lui signifier qu'elle ne devrait pas tant jouir de sa beauté. Célimène lui répond de façon absolument délectable. Hélas, le génie de Molière n'aura servi à rien, puisqu'on continue, près de quatre siècles plus tard, à tenir des propos moralisateurs, austères et pisse-vinaigre quand un être a le malheur de sourire à son reflet.
L'auteur de ces lignes n'a jamais éprouvé de plaisir à se voir dans un miroir, mais si cette grâce lui avait été accordée, elle ne se serait rien refusé de cet innocent plaisir.
C'est surtout aux Arsinoé du monde entier que ce discours s'adresse: en vérité, qu'avez-vous à y redire? A qui ces bienheureuses nuisent-elles en jouissant de leur beauté? Ne sont-elles pas plutôt les bienfaitrices de notre triste condition, en nous offrant à contempler d'aussi admirables visages?
L'auteur ne parle pas ici de ceux qui ont fait d'une fausse joliesse un principe de mépris et d'exclusion, mais de ceux qui, simplement ravis par leur image, veulent associer les autres à leur joie naturelle.
Si les Arsinoé déployaient, à tâcher de tirer meilleur parti de leur propre physique, l'énergie qu'elles consacrent à déblatérer contre les Célimène, elles seraient deux fois moins laides.
Déjà, à la sortie de l'école, des Arsinoé de tous les âges s'en prenaient à Plectrude. Celle-ci, en bonne Célimène, n'en avait cure et ne se souciait que de ses admirateurs, sur le visage desquels elle guettait la surprise enchantée. La petite y éprouvait un plaisir ingénu qui la rendait encore plus belle. Clémence ramenait au logis les trois enfants. Tandis que les aînées s'affairaient aux devoirs ou aux dessins, elle préparait des repas sérieux _ du jambon, de la purée – et souriait parfois de la différence de traitement alimentaire de sa progéniture.
Pourtant, on n'eût pas pu l'accuser de favoritisme: elle aimait autant ses trois enfants. C'était pour chacune un amour à l'image de celle qui l'inspirait: sage et solide pour Nicole et Béatrice, fou et féerique pour Plectrude. Elle n'en était pas moins une bonne mère.
Quand on demanda à la petite ce qu'elle voulait comme cadeau d'anniversaire pour ses quatre ans, elle répondit sans l'ombre d'une hésitation:
– Des chaussons de ballerine.
Manière subtile de signifier à ses parents ce qu'elle voulait devenir. Rien n'eût pu donner plus de joie à Clémence: elle avait été refusée, à quinze ans, à l'examen d'entrée des petits rats de l'Opéra, et ne s'en était jamais consolée.
On inscrivit Plectrude à un cours de ballet pour débutantes de quatre ans. Non seulement elle n'en fut pas renvoyée pour cause de regard intense, mais elle y fut aussitôt distinguée.
– Cette petite a des yeux de danseuse, dit la professeur.
– Comment peut-on avoir des yeux de danseuse? s'étonna Clémence. N'a-t-elle pas plutôt un corps de danseuse, une grâce de danseuse?
– Oui, elle a tout cela. Mais elle a aussi des yeux de danseuse et, croyez-moi, c'est le plus important et le plus rare. Si une ballerine n'a pas de regard, elle ne sera jamais présente à sa danse.
Ce qui était certain, c'était que les yeux de Plectrude atteignaient, quand elle dansait, une intensité extraordinaire. «Elle s'est trouvée», pensait Clémence.
A cinq ans, la petite n'allait toujours pas à l'école maternelle. Sa mère estimait qu'aller quatre fois par semaine au cours de ballet suffisait à lui apprendre l'art de vivre avec d'autres enfants.
– On n'enseigne pas que ça en maternelle, protestait Denis.
– A-t-elle vraiment besoin de savoir comment coller des gommettes, faire des colliers de nouilles et du macramé? disait son épouse, les yeux au ciel.
En vérité, Clémence voulait prolonger autant que possible son tête-à-tête avec la fillette. Elle adorait les journées qu'elle passait en sa compagnie. Et les leçons de danse avaient sur l'école maternelle une supériorité indéniable: la maman avait le droit d'y assister.