– Ne t'inquiète pas, dit Clémence à Denis. Avant la fin de la semaine, elle lira.
Le pronostic était au-dessous de la vérité: deux jours plus tard, le cerveau de Plectrude avait tiré profit des lettres assommantes et vaines qu'il croyait ne pas avoir absorbées en classe et trouvé la cohérence entre les signes, les sons et le sens. Deux jours plus tard, elle lisait cent fois mieux que les meilleurs élèves du CP. Comme quoi il n'est qu'une clef pour accéder au savoir, et c'est le désir.
Le livre de contes lui était apparu tel le mode d'emploi pour devenir l'une des princesses des illustrations. Puisque la lecture lui était désormais nécessaire, son intelligence l'avait assimilée.
– Que ne lui as-tu montré ce bouquin plus tôt? s'extasia Denis.
– Ce recueil est un trésor. Je ne voulais pas le gâcher en le lui montrant trop tôt. Il fallait qu'elle soit en âge d'apprécier une œuvre d'art.
Deux jours plus tard, donc, la maîtresse avait constaté le prodige: la petite cancre qui, seule de son espèce, ne parvenait à identifier aucune lettre, lisait à présent comme une première de classe de dix ans.
En deux jours, elle avait appris ce qu'une professionnelle n'avait pas réussi à lui enseigner en cinq mois. L'institutrice crut que les parents avaient une méthode secrète et leur téléphona. Denis, fou de fierté, lui raconta la vérité:
– Nous n'avons rien fait du tout. Nous lui avons seulement montré un livre assez beau pour lui donner envie de lire. C'est ce qui lui manquait.
Dans son ingénuité, le père ne se rendit pas compte qu'il commettait une grosse gaffe.
La maîtresse, qui n'avait jamais beaucoup aimé Plectrude, se mit dès lors à la détester. Non seulement elle considéra ce miracle comme une humiliation personnelle, mais en plus elle éprouva envers la petite la haine qu'un esprit moyen ressent vis-à-vis d'un esprit supérieur: «Mademoiselle avait besoin que le livre soit beau! Voyez-vous ça! Il est assez beau pour les autres!»
Dans sa perplexité rageuse, elle relut de bout en bout le livre de lecture incriminé. Y était narrée la vie quotidienne de Thierry, petit garçon souriant, et de sa grande sœur Micheline, qui lui préparait des tartines pour son goûter et l'empêchait de faire des bêtises, car elle était raisonnable.
– Enfin, c'est charmant! s'exclama-t-elle au terme de sa lecture. C'est frais, c'est ravissant! Qu'est-ce qu'il lui faut, à cette péronnelle?
Il lui fallait de l'or, de la myrrhe et de l'encens, de la pourpre et des lys, du velours bleu nuit semé d'étoiles, des gravures de Gustave Doré, des fillettes aux beaux yeux graves et à la bouche sans sourire, des loups douloureusement séduisants, des forêts maléfiques – il lui fallait tout sauf le goûter du petit Thierry et de sa grande sœur Micheline.
L'institutrice ne perdit plus une occasion d'exprimer sa haine envers Plectrude. Comme celle-ci restait la dernière en calcul, la maîtresse l'appelait «le cas désespéré». Un jour où elle ne parvenait pas à effectuer une addition élémentaire, Madame l'invita à retourner à sa place en lui disant:
– Toi, ça ne sert à rien que tu fasses des efforts. Tu n'y arriveras pas.
Les élèves de CP étaient encore à cet âge suiviste où l'adulte a toujours raison et où la contestation est impensable. Plectrude fut donc l'objet de tous les mépris.
Au cours de ballet, en vertu d'une logique identique, elle était la reine. La professeur s'extasiait sur ses aptitudes et, sans oser le dire (car ce n'eût pas été très pédagogique envers les autres enfants), la traitait comme la meilleure élève qu'elle ait eue de son existence. Par conséquent, les petites filles vénéraient Plectrude et jouaient des coudes pour danser auprès d'elle.
Ainsi, elle avait deux vies bien distinctes. Il y avait la vie de l'école, où elle était seule contre tous, et la vie du cours de ballet, où elle était la vedette.
Elle avait assez de lucidité pour se rendre compte que les enfants du cours de danse seraient peut-être les premières à la mépriser, si elles étaient au cours préparatoire avec elle. Pour cette raison, Plectrude se montrait distante envers celles qui sollicitaient son amitié – et cette attitude exacerbait encore davantage la passion des petites ballerines.
A la fin de l'année, elle réussit son CP de justesse, au prix d'efforts soutenus en calcul. Pour la récompenser, ses parents lui offrirent une barre murale, afin qu'elle pût effectuer ses exercices devant le grand miroir. Elle passa les vacances à s'entraîner. Fin août, elle tenait son pied dans la main.
A la rentrée scolaire l'attendait une surprise: la composition de sa classe était la même que celle de l'année précédente, à une notoire exception près. Il y avait une nouvelle.
C était une inconnue pour tous sauf pour elle, puisque c'était Roselyne du cours de ballet. Ebahie de bonheur d'être dans la classe de son idole, elle demanda l'autorisation de s'asseoir à côté de Plectrude. Jamais auparavant cette place n'avait été sollicitée: elle lui fut donc attribuée.
Plectrude représentait pour Roselyne l'idéal absolu. Elle passait des heures à contempler cette égérie inaccessible qui, par miracle, était devenue sa voisine à l'école.
Plectrude se demanda si cette vénération résisterait à la découverte de son impopularité scolaire. Un jour, comme l'institutrice remarquait sa faiblesse en calcul, les enfants se permirent des commentaires bêtes et méchants sur leur condisciple. Roselyne s'indigna de ce procédé et dit à celle qu'on raillait:
– Tu as vu comment ils te traitent?
La cancre, habituée, haussa les épaules. Roselyne ne l'en admira que plus et conclut par:
– Je les déteste!
Plectrude sut alors qu'elle avait une amie.
Cela changea sa vie.
Comment expliquer le prestige considérable dont jouit l'amitié aux yeux des enfants? Ceux-ci croient, à tort d'ailleurs, qu'il est du devoir de leurs parents, de leurs frères et sœurs, de les aimer. Ils ne conçoivent pas qu'on puisse leur reconnaître du mérite pour ce qui relève, selon eux, de leur mission. Il est typique de l'enfant de dire: «Je l'aime parce que c'est mon frère (mon père, ma sœur…). C'est obligé.»
L'ami, d'après l'enfant, est celui qui le choisit. L'ami est celui qui lui offre ce qui ne lui est pas dû. L'amitié est donc pour l'enfant le luxe suprême – et le luxe est ce dont les âmes bien nées ont le plus ardent besoin. L'amitié donne à l'enfant le sens du faste de l'existence.
De retour à l'appartement, Plectrude annonça avec solennité:
– J'ai une amie.
C'était la première fois qu'on l'entendait dire cela. Clémence en eut d'abord un pincement au cœur. Très vite, elle parvint à se raisonner: il n'y aurait jamais de concurrence entre l'intruse et elle. Les amis, ça passe. Une mère, ça ne passe pas.
– Invite-la à dîner, dit-elle à sa fille. Plectrude ouvrit des yeux terrifiés:
– Pourquoi?
– Comment, pourquoi? Pour nous la présenter. Nous voulons connaître ton amie. La petite découvrit à cette occasion, que quand on voulait rencontrer quelqu'un, on l'invitait à dîner. Cela lui parut inquiétant et absurde: connaissait-on mieux les gens quand on les avait vus manger? Si tel était le cas, elle n'osait imaginer l'opinion qu'on avait d'elle à l'école, où la cantine était pour elle un lieu de torture et de vomissements.
Plectrude se dit que, si elle voulait connaître quelqu'un, elle l'inviterait à jouer. N'était-ce pas dans le jeu que les gens se révélaient?
Roselyne n'en fut pas moins invitée à dîner, puisque tel était l'usage pour les adultes. Les choses se passèrent très bien. Plectrude attendit avec impatience que les mondanités s'achevassent: elle savait qu'elle dormirait avec son amie, dans sa chambre, et cette idée lui paraissait formidable.
Ténèbres, enfin.
– Tu as peur du noir? espéra-t-elle.
– Oui, dit Roselyne.
– Moi pas!
– Dans le noir, je vois des bêtes monstrueuses.
– Moi aussi. Mais j'aime ça. _ Tu aimes ça, les dragons?
– Oui! Et les chauves-souris aussi.
– Ça ne te fait pas peur?
– Non. Parce que je suis leur reine.
– Comment le sais-tu?
– Je l'ai décidé.
Roselyne trouva cette explication admirable.
– Je suis la reine de tout ce qu'on voit dans le noir: les méduses, les crocodiles, les serpents, les araignées, les requins, les dinosaures, les limaces, les pieuvres.
– Ça ne te dégoûte pas?
– Non. Je les trouve beaux.
– Rien ne te dégoûte, alors? _ Si! Les figues sèches.
– C'est pas dégoûtant, les figues sèches! _ Tu en manges?
– Oui.
– N'en mange plus, si tu m'aimes.
– Pourquoi?
– Les vendeuses les mâchent et puis elles les remettent dans le paquet.
– Qu'est-ce que tu racontes?
– Pourquoi crois-tu que c'est tout écrasé et moche?
– C'est vrai, ce que tu dis?
– Je te le jure. Les vendeuses les mâchent et puis les recrachent.
– Beuh!
– Tu vois! Il n'y a rien de plus dégoûtant au monde que les figues sèches.
Elles se pâmèrent d'un dégoût commun qui les porta au septième ciel. Elles se détaillèrent longuement l'aspect répugnant de ce fruit desséché en poussant des cris de plaisir.
– Je te jure que je n'en mangerai plus jamais, dit solennellement Roselyne.
– Même sous la torture?
– Même sous la torture!
– Et si on t'en enfonce dans la bouche, de force?
– Je jure de vomir! déclara l'enfant, avec la voix d'une jeune mariée.
Cette nuit éleva leur amitié au rang de culte à mystères.
En classe, le statut de Plectrude avait changé. Elle était passée de la condition de pestiférée à celle de meilleure amie adulée. Si au moins elle avait été adorée par une cloche de son espèce, on eût pu continuer à la déclarer indésirable. Mais Roselyne était quelqu'un de bien sous tous rapports aux yeux des élèves. Son seul défaut, qui consistait à être une nouvelle, était une tare très éphémère. Dès lors, on se demanda si on ne s'était pas trompé au sujet de Plectrude.
Evidemment, ces discussions n'eurent jamais lieu. C'est dans l'inconscient collectif de la classe que ces réflexions circulèrent. Leur impact n'en fut que plus grand.
Certes, Plectrude demeurait une cancre en calcul et en beaucoup d'autres branches. Mais les enfants découvrirent que la faiblesse en certaines matières, surtout quand elle atteignait des degrés extrêmes, avait quelque chose d'admirablé et d'héroïque. Peu à peu, ils comprirent le charme de cette forme de subversion.