Elle regardait virevolter l'enfant avec une fierté extatique: «Elle a un don, cette gosse!» En comparaison, les autres petites filles semblaient des canetonnes.

Après les cours, la professeur ne manquait pas de venir lui dire:

– Il faut qu'elle continue. Elle est exceptionnelle.

Clémence ramenait sa fille au logis en lui répétant les compliments qu'elle avait reçus pour elle. Plectrude les accueillait avec la grâce d'une diva.

– De toute façon, l'école maternelle n'est pas obligatoire, concluait Denis avec un fatalisme amusé d'homme soumis.

Hélas, le cours préparatoire, lui, était obligatoire.

En août, comme son mari s'apprêtait à y inscrire Plectrude, la maman protesta:

– Elle n'a que cinq ans!

– Elle aura six ans en octobre.

Cette fois, il tint bon. Et le 1er septembre, ce ne fut plus deux mais trois enfants qu'ils conduisirent à l'école.

La petite dernière n'y était d'ailleurs pas opposée. Elle était plutôt faraude à l'idée d'essayer son cartable. On assista donc à une rentrée étrange: c'était la mère qui pleurait en voyant s'éloigner l'enfant.

Plectrude déchanta vite. C'était très différent des leçons de ballet. Il fallut rester assise pendant des heures sans bouger. Il fallut écouter une femme dont les propos n'étaient pas intéressants.

Il y eut une récréation. Elle se précipita dans la cour pour faire des bonds, tant ses pauvres jambes n'en pouvaient plus d'immobilité.

Pendant ce temps, les autres enfants jouaient ensemble: la plupart se connaissaient déjà depuis l'école maternelle. Ils se racontaient des choses. Plectrude se demanda ce qu'ils pouvaient bien se dire.

Elle se rapprocha pour écouter. C'était un bruissement ininterrompu, produit par un grand nombre de voix, qu'elle ne parvenait pas à attribuer à leurs propriétaires: il y était question de la maîtresse, des vacances, d'une certaine Magali, d'élastiques, et donne-moi un Malabar, et Magali c'est ma copine, mais tais-toi t'es trop bête, maaaaiheuuuu, t'as pas des Carambar, pourquoi je ne suis pas dans la classe de Magali, arrête, on jouera plus avec toi, je le dirai à la maîtresse, ouh la rapporteuse, d'abord t'avais qu'à pas me pousser, Magali elle m'aime plus que toi, et puis tes chaussures elles sont moches, arrêteuh, les filles c'est bête, je suis content de ne pas être dans ta classe, et Magali…

Plectrude s'en fut, épouvantée.

Ensuite, il fallut encore écouter la maîtresse. Ce qu'elle disait n'était toujours pas intéressant; au moins était-ce plus homogène que le bavardage des mômes. C'eût été supportable s'il n'y avait eu ce devoir d'immobilité. Heureusement, il y avait une fenêtre.

– Dis donc, toi!

Au cinquième «dis donc, toi!», et comme la classe entière riait, Plectrude comprit qu'on s'adressait à elle et tourna vers l'assemblée des yeux stupéfaits.

– Tu en mets du temps à réagir! dit la maîtresse.

Tous les enfants s'étaient retournés pour regarder celle qui avait été prise en faute. C'était une sensation atroce. La petite danseuse se demanda quel était son| crime.

– C'est moi qu'il faut re garder, et pas la fenêtre! conclut la femme.

Comme il n'y avait rien à répondre, l'enfant se tut.

– On dit: «Oui, madame»!

– Oui, madame.

– Comment t'appelles-tu? demanda l'institutrice, l'air de penser: «Je t'ai à l'œil, toi!»

– Plectrude.

– Pardon?

– Plectrude, articula-t-elle d'une voix claire. Les enfants étaient encore trop petits pour être conscients de l'énormité de ce prénom. Madame, elle, écarquilla les yeux, vérifia sur son registre et conclut:

– Eh bien, si tu cherches à faire ton intéressante, c'est réussi.

Comme si c'était elle qui avait choisi son propre prénom.

La petite pensa: «Elle en a de bonnes, celle-là! C'est elle qui cherche à faire son intéressante! La preuve, c'est qu'elle ne supporte pas de ne pas être regardée! Elle veut se faire remarquer mais elle n'est pas intéressante!»

Cependant, puisque l'institutrice était le chef, l'enfant obéit. Elle se mit à la regarder avec ses grands yeux fixes. Madame en fut déstabilisée mais n'osa pas protester, de peur de donner des ordres contradictoires.

Le pire fut atteint à l'heure du déjeuner. Les élèves furent conduits dans une vaste cantine où régnait une odeur caractéristique, mélange de vomi de môme et de désinfectant.

Ils durent s'asseoir à des tables de dix. Plec-trude ne savait pas où aller et ferma les yeux afin de ne pas devoir choisir. Un flot la mena à une tablée d'inconnus.

Des dames apportèrent des plats au contenu et aux couleurs non identifiables. Paniquée, Plectrude ne put se décider à mettre ces corps étrangers dans son assiette. On la servit donc d'autorité et elle se retrouva devant une gamelle pleine de purée verdâtre et de petits carrés de viande brune.

Elle se demanda ce qui lui valait un sort aussi cruel. Jusqu'alors, pour elle, le déjeuner avait été une pure féerie où, à la lueur des chandelles, protégée du monde par des tentures de velours rouge, une maman belle et vêtue avec magnificence lui apportait des gâteaux et des crèmes qu'elle n'était même pas forcée de manger, au son de musiques célestes.

Et là, au milieu des cris d'enfants moches et sales, en une salle laide où ça sentait bizarre, on jetait dans son assiette de la purée verte et on lui signifiait qu'elle ne quitterait pas la cantine sans avoir tout avalé.

Scandalisée par l'injustice du destin, la petite se mit en devoir de vider la gamelle. C'était épouvantable. Elle avait un mal fou à déglutir. A mi-parcours, elle vomit dans l'assiette et comprit l'origine de l'odeur.

– Beuh, t'es dégueulasse! lui dirent les enfants.

Une dame vint enlever la gamelle et soupira: «Ah! là là!»

Au moins, elle ne fut plus obligée de manger ce jour-là.

Après ce cauchemar, il fallut encore écouter celle qui, sans succès, cherchait à faire son intéressante. Elle notait sur le tableau noir des assemblages de traits qui n'étaient même pas beaux.

A quatre heures et demie, Plectrude fut enfin autorisée à quitter ce lieu aussi absurde qu'abject. A la sortie de l'école, elle aperçut sa maman et courut vers elle comme on court vers le salut.

Au premier regard, Clémence sut combien son enfant avait souffert. Elle la serra dans ses bras en murmurant des paroles de réconfort:

– Là, là, c'est fini, c'est fini.

– C'est vrai? espéra la petite. Je n'y retournerai plus?

– Si. C'est obligé. Mais tu t'habitueras. Et Plectrude, atterrée, comprit qu'on n'était pas sur cette planète pour le plaisir.

Elle ne s'habitua pas. L'école était une géhenne et le resta.

Heureusement, il y avait les cours de ballet. Autant ce que l'institutrice enseignait était inutile et vilain, autant ce que le professeur de danse enseignait était indispensable et sublime. Ce décalage commença à poser quelques problèmes. Après plusieurs mois, la plupart des enfants de la classe parvenaient à déchiffrer les lettres et à en tracer. Plectrude, elle, semblait avoir décidé que ces choses-là ne la concernaient pas: quand arrivait son tour et que la maîtresse lui montrait une lettre inscrite au tableau, elle prononçait un son au hasard, toujours à côté de la plaque, avec un manque d'intérêt un peu trop manifeste.

L'institutrice finit par exiger de voir les parents de cette cancre. Denis en fut gêné: Nicole et Béatrice étaient de bonnes élèves et ne l'avaient pas habitué à ce genre d'humiliation. Clémence, sans l'avouer, ressentit une obscure fierté: décidément, cette petite rebelle ne faisait rien comme tout le monde.

– Si ça continue comme ça, elle va redoubler son CP! annonça la maîtresse menaçante.

La maman ouvrit des yeux admiratifs: elle n'avait jamais entendu parler d'un enfant qui redoublait son cours préparatoire. Cela lui parut une action d'éclat, une audace, une insolence aristocratique. Quel enfant oserait redoubler son CP? Là où même les plus médiocres s'en tiraient sans trop d'embarras, sa fille affirmait déjà crânement sa différence, non, son exception!

Denis, lui, ne l'entendit pas de cette oreille:

– Nous allons réagir, madame! Nous allons prendre la situation en main!

– Le redoublement est-il encore évitable? demanda Clémence, pleine d'un espoir que les tiers interprétèrent à l'envers.

– Bien sûr. Du moment qu'elle parvient à lire les lettres avant la fin de l'année scolaire.

La maman cacha sa déception. C'était trop beau pour être vrai!

– Elle les lira, madame, dit Denis. C'est bizarre: cette petite a pourtant l'air très intelligente.

– C'est possible, monsieur. Le problème, c'est que ça ne l'intéresse pas.

«Ça ne l'intéresse pas! releva Clémence. Elle est formidable! Ça ne l'intéresse pas! Quelle personnalité! Là où les mômes avalent tout sans broncher, ma Plectrude fait déjà le tri entre ce qui est intéressant et ce qui ne l'est pas!»

– Ça ne m'intéresse pas, Papa.

– Enfin, c'est intéressant, d'apprendre à lire! protesta Denis.

– Pourquoi?

– Pour lire des histoires.

– Tu parles. Dans le livre de lecture, la maîtresse nous lit parfois des histoires. C'est tellement embêtant que j'arrête d'écouter au bout de deux minutes.

Clémence applaudit mentalement.

– Tu veux redoubler ton CP? C'est ça que tu veux? s'emporta Denis.

– Je veux devenir danseuse.

– Même pour devenir danseuse, tu dois réussir ton CP.

L'épouse s'aperçut soudain que son mari avait raison. Elle réagit aussitôt. Dans sa chambre, elle alla chercher un gigantesque livre du siècle dernier. Elle prit la petite sur ses genoux et feuilleta avec elle, religieusement, le recueil de contes de fées. Elle eut soin de ne pas lui faire la lecture, de se contenter de lui montrer les très belles illustrations.

Ce fut un choc dans la vie de l'enfant: elle n'avait jamais été aussi émerveillée qu'en découvrant ces princesses trop magnifiques pour toucher terre, qui, enfermées dans leur tour, parlaient à des oiseaux bleus qui étaient des princes, ou se déguisaient en souillons pour réapparaître encore plus sublimes, quatre pages plus loin.

Elle sut à l'instant, avec une certitude à la portée des seules petites filles, qu'elle deviendrait un jour l'une de ces créatures qui rendent les crapauds nostalgiques, les sorcières abjectes et les princes abrutis.


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