– Et Victor garde la porte à gauche, dit-elle en reprenant son fusil.

– N’y allez pas, Mademoiselle !

– Si, si, dit-elle, l’accent résolu, les gestes saccadés, laissez-moi… il me reste une cartouche… S’il bouge…

Elle sortit. Un instant après, Albert la vit qui se dirigeait vers les ruines. Il lui cria de la fenêtre :

– Il s’est traîné derrière l’arcade. Je ne le vois plus… attention, Mademoiselle…

Raymonde fit le tour de l’ancien cloître pour couper toute retraite à l’homme, et bientôt Albert la perdit de vue. Au bout de quelques minutes, ne la revoyant pas, il s’inquiéta, et, tout en surveillant les ruines, au lieu de descendre par l’escalier, il s’efforça d’atteindre l’échelle. Quand il y eut réussi, il descendit rapidement et courut droit à l’arcade près de laquelle l’homme lui était apparu pour la dernière fois. Trente pas plus loin, il trouva Raymonde qui cherchait Victor.

– Eh bien ? fit-il.

– Impossible de mettre la main dessus, dit Victor.

– La petite porte ?

– J’en viens… voici la clef.

– Pourtant… il faut bien…

– Oh ! son affaire est sûre… D’ici dix minutes, il est à nous, le bandit.

Le fermier et son fils, réveillés par le coup de fusil, arrivaient de la ferme dont les bâtiments s’élevaient assez loin sur la droite, mais dans l’enceinte des murs ; ils n’avaient rencontré personne.

– Parbleu, non, fit Albert, le gredin n’a pas pu quitter les ruines… On le dénichera au fond de quelque trou.

Ils organisèrent une battue méthodique, fouillant chaque buisson, écartant les lourdes traînes de lierre enroulées autour du fût des colonnes. On s’assura que la chapelle était bien fermée et qu’aucun des vitraux n’était brisé. On contourna le cloître, on visita tous les coins et recoins. Les recherches furent vaines.

Une seule découverte à l’endroit même où l’homme s’était abattu, blessé par Raymonde, on ramassa une casquette de chauffeur, en cuir fauve. Sauf cela, rien.

À six heures du matin, la gendarmerie d’Ouville-la-Rivière était prévenue et se rendait sur, les lieux, après avoir envoyé par exprès au parquet de Dieppe une petite note relatant les circonstances du crime, la capture imminente du principal coupable, « la découverte de son couvre-chef et du poignard avec lequel il avait perpétré son forfait ». À dix heures, deux autos descendaient la pente légère qui aboutit au château. L’une, vénérable calèche, contenait le substitut du procureur et le juge d’instruction accompagné de son greffier. Dans l’autre, modeste cabriolet, avaient pris place deux jeunes reporters, représentant le Journal de Rouen et une grande feuille parisienne.

Le vieux château apparut. Jadis demeure abbatiale des prieurs d’Ambrumésy, mutilé par la Révolution, restauré par le comte de Gesvres auquel il appartient depuis vingt ans, il comprend un corps de logis que surmonte un pinacle où veille une horloge, et deux ailes dont chacune est enveloppée d’un perron à balustrade de pierre. Par-dessus les murs du parc et au-delà du plateau que soutiennent les hautes falaises normandes, on aperçoit, entre les villages de Sainte-Marguerite et de Varangeville, la ligne bleue de la mer.

Là vivait le comte de Gesvres avec sa fille Suzanne, jolie et frêle créature aux cheveux blonds, et sa nièce Raymonde de Saint-Véran, qu’il avait recueillie deux ans auparavant lorsque la mort simultanée de son père et de sa mère laissa Raymonde orpheline. L’existence était calme et régulière au château. Quelques voisins y venaient de temps à autre. L’été, le comte menait les deux jeunes filles presque chaque jour à Dieppe. Lui, c’était un homme de taille élevée, de belle figure grave, aux cheveux grisonnants. Très riche, il gérait lui-même sa fortune et surveillait ses propriétés avec l’aide de son secrétaire Jean Daval.

Dès l’entrée, le juge d’instruction recueillit les premières constatations du brigadier de gendarmerie Quevillon. La capture du coupable, toujours imminente d’ailleurs, n’était pas encore effectuée, mais on tenait toutes les issues du parc. Une évasion était impossible.

La petite troupe traversa ensuite la salle capitulaire et le réfectoire situés au rez-de-chaussée, et gagna le premier étage. Aussitôt, l’ordre parfait du salon fut remarqué. Pas un meuble, pas un bibelot qui ne parussent occuper leur place habituelle, et pas un vide parmi ces meubles et ces bibelots. À droite et à gauche étaient suspendues de magnifiques tapisseries flamandes à personnages. Au fond, sur les panneaux, quatre belles toiles, dans leurs cadres du temps, représentaient des scènes mythologiques. C’étaient les célèbres tableaux de Rubens légués au comte de Gesvres, ainsi que les tapisseries de Flandre, par son oncle maternel, le marquis de Bodadilla, grand d’Espagne. M. Filleul, le juge d’instruction, observa :

– Si le vol fut le mobile du crime, ce salon en tout cas n’en a pas été l’objet.

– Qui sait ? fit le substitut, qui parlait peu, mais toujours dans un sens contraire aux opinions du juge.

– Voyons, cher Monsieur, le premier soin d’un voleur eût été de déménager ces tapisseries et ces tableaux dont la renommée est universelle.

– Peut-être n’en a-t-on pas eu le loisir.

– C’est ce que nous allons savoir.

À ce moment, le comte de Gesvres entra, suivi du médecin. Le comte, qui ne semblait pas se ressentir de l’agression dont il avait été victime, souhaita la bienvenue aux deux magistrats. Puis il ouvrit la porte du boudoir.

La pièce, où personne n’avait pénétré depuis le crime, sauf le docteur, offrait, à l’encontre du salon, le plus grand désordre. Deux chaises étaient renversées, une des tables démolie, et plusieurs autres objets, une pendule de voyage, un classeur, une boîte de papier à lettres, gisaient à terre. Et il y avait du sang à certaines des feuilles blanches éparpillées.

Le médecin écarta le drap qui cachait le cadavre. Jean Daval, habillé de ses vêtements ordinaires de velours et chaussé de bottines ferrées, était étendu sur le dos, un de ses bras replié sous lui. On avait ouvert sa chemise, et l’on apercevait une large blessure qui trouait sa poitrine.

– La mort a dû être instantanée, déclara le docteur… un coup de couteau a suffi.

– C’est sans doute, dit le juge, le couteau que j’ai vu sur la cheminée du salon, près d’une casquette de cuir ?

– Oui, certifia le comte de Gesvres, le couteau fut ramassé ici même. Il provient de la panoplie du salon d’où ma nièce, Mlle de Saint-Véran, arracha le fusil. Quant à la casquette de chauffeur, c’est évidemment celle du meurtrier.

M. Filleul étudia encore certains détails de la pièce, adressa quelques questions au docteur, puis pria M. de Gesvres de lui faire le récit de ce qu’il avait vu et de ce qu’il savait. Voici en quels termes le comte s’exprima :

– C’est Jean Daval qui m’a réveillé. Je dormais mal d’ailleurs, avec des éclairs de lucidité où j’avais l’impression d’entendre des pas, quand tout à coup, en ouvrant les yeux, je l’aperçus au pied de mon lit, sa bougie à la main, et tout habillé comme il l’est actuellement, car il travaillait souvent très tard dans la nuit. Il semblait fort agité, et il me dit à voix basse : « Il y a des gens dans le salon. » En effet, je perçus du bruit. Je me levai et j’entrebâillai doucement la porte de ce boudoir. Au même instant, cette autre porte qui donne sur le grand salon était poussée, et un homme apparaissait qui bondit sur moi et m’étourdit d’un coup de poing à la tempe. Je vous raconte cela sans aucun détail, Monsieur le juge d’instruction, pour cette raison que je ne me souviens que des faits principaux et que ces faits se sont passés avec une extraordinaire rapidité.

– Et après ?

– Après, je ne sais plus… Quand je suis revenu à moi, Daval était étendu, mortellement frappé.

– À première vue, vous ne soupçonnez personne ?

– Personne.

– Vous n’avez aucun ennemi ?

– Je ne m’en connais pas.


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