– M. Daval n’en avait pas non plus ?
– Daval ! un ennemi ? C’était la meilleure créature qui fût. Depuis vingt ans que Jean Daval était mon secrétaire, et, je puis le dire, mon confident, je n’ai jamais vu autour de lui que des sympathies et des amitiés.
– Pourtant, il y a eu escalade, il y a eu meurtre, il faut bien un motif à tout cela.
– Le motif ? mais c’est le vol, purement et simplement.
– On vous a donc volé quelque chose ?
– Rien.
– Alors ?
– Alors, si l’on n’a rien volé et s’il ne manque rien, on a du moins emporté quelque chose.
– Quoi ?
– Je l’ignore. Mais ma fille et ma nièce vous diront, en toute certitude, qu’elles ont vu successivement deux hommes traverser le parc, et que ces deux hommes portaient d’assez volumineux fardeaux.
– Ces demoiselles…
– Ces demoiselles ont rêvé ? je serais tenté de le croire, car, depuis ce matin, je m’épuise en recherches et en suppositions. Mais il est aisé de les interroger.
On fit venir les deux cousines dans le grand salon. Suzanne, toute pâle et tremblante encore, pouvait à peine parler. Raymonde, plus énergique et plus virile, plus belle aussi avec l’éclat doré de ses yeux bruns, raconta les événements de la nuit et la part qu’elle y avait prise.
– De sorte, Mademoiselle, que votre déposition est catégorique ?
– Absolument. Les deux hommes qui traversaient le parc emportaient des objets.
– Et le troisième ?
– Il est parti d’ici les mains vides.
– Sauriez-vous nous donner son signalement ?
– Il n’a cessé de nous éblouir avec sa lanterne. Tout au plus dirai-je qu’il est grand et lourd d’aspect…
– Est-ce ainsi qu’il vous est apparu, Mademoiselle ? demanda le juge à Suzanne de Gesvres.
– Oui… ou plutôt non… fit Suzanne en réfléchissant… moi, je l’ai vu de taille moyenne et mince.
M. Filleul sourit, habitué aux divergences d’opinion et de vision chez les témoins d’un même fait.
– Nous voici donc en présence d’une part d’un individu, celui du salon qui est à la fois grand et petit, gros et mince et, de l’autre, de deux individus, ceux du parc, que l’on accuse d’avoir enlevé de ce salon des objets… qui s’y trouvent encore.
M. Filleul était un juge de l’école ironiste, comme il le disait lui-même. C’était aussi un juge qui ne détestait point la galerie ni les occasions de montrer au public son savoir-faire, ainsi que l’attestait le nombre croissant des personnes qui se pressaient dans le salon. Aux journalistes s’étaient joints le fermier et son fils, le jardinier et sa femme, puis le personnel du château, puis les deux chauffeurs qui avaient amené les voitures de Dieppe. Il reprit :
– Il s’agirait aussi de se mettre d’accord sur la façon dont a disparu ce troisième personnage. Vous avez tiré avec ce fusil, Mademoiselle, et de cette fenêtre ?
– Oui, l’homme atteignait la pierre tombale presque enfouie sous les ronces, à gauche du cloître.
– Mais il s’est relevé ?
– À moitié seulement. Victor est aussitôt descendu pour garder la petite porte, et je l’ai suivi, laissant ici en observation notre domestique Albert.
Albert à son tour fit sa déposition, et le juge conclut :
– Par conséquent, d’après vous, le blessé n’a pu s’enfuir par la gauche, puisque votre camarade surveillait la porte, ni par la droite, puisque vous l’auriez vu traverser la pelouse. Donc, logiquement, il est, à l’heure actuelle, dans l’espace relativement restreint que nous avons sous les yeux.
– C’est ma conviction.
– Est-ce la vôtre, Mademoiselle ?
– Oui.
– Et la mienne aussi, fit Victor.
Le substitut du procureur s’écria, d’un ton narquois :
– Le champ des investigations est étroit, il n’y a qu’à continuer les recherches commencées depuis quatre heures.
– Peut-être serons-nous plus heureux.
M. Filleul prit sur la cheminée la casquette en cuir, l’examina, et, appelant le brigadier de gendarmerie, lui dit à part :
– Brigadier, envoyez immédiatement un de vos hommes à Dieppe, chez le chapelier Maigret, et que M. Maigret nous dise, si possible, à qui fut vendue cette casquette.
« Le champ des investigations », selon le mot du substitut, se limitait à l’espace compris entre le château, la pelouse de droite, et l’angle formé par le mur de gauche et par le mur opposé au château ; c’est-à-dire un quadrilatère d’environ cent mètres de côté, où surgissaient çà et là les ruines d’Ambrumésy, le monastère si célèbre au moyen âge.
Tout de suite, dans l’herbe foulée, on nota le passage du fugitif. À deux endroits, des traces de sang noirci, presque desséché, furent observées. Après le tournant de l’arcade, qui marquait l’extrémité du cloître, il n’y avait plus rien, la nature du sol, tapissé d’aiguilles de pin, ne se prêtant plus à l’empreinte d’un corps. Mais alors, comment le blessé aurait-il pu échapper aux regards de la jeune fille, de Victor et d’Albert ? Quelques fourrés, que les domestiques et les gendarmes avaient battus, quelques pierres tombales sous lesquelles on avait exploré, et c’était tout.
Le juge d’instruction se fit ouvrir par le jardinier, qui en avait la clef, la Chapelle-Dieu, véritable bijou de sculpture que le temps et les révolutions avaient respecté, et qui fut toujours considérée, avec les fines ciselures de son porche et le menu peuple de ses statuettes, comme une des merveilles du style gothique normand. La chapelle, très simple à l’intérieur, sans autre ornement que son autel de marbre, n’offrait aucun refuge. D’ailleurs, il eût fallu s’y introduire. Par quel moyen ?
L’inspection aboutissait à la petite porte qui servait d’entrée aux visiteurs des ruines. Elle donnait sur un chemin creux resserré entre l’enceinte et un bois-taillis où se voyaient des carrières abandonnées. M. Filleul se pencha : la poussière du chemin présentait des marques de pneumatiques, à bandages antidérapants. De fait, Raymonde et Victor avaient cru entendre, après le coup de fusil, le halètement d’une auto. Le juge d’instruction insinua :
– Le blessé aura rejoint ses complices.
– Impossible ! s’écria Victor. J’étais là, alors que Mademoiselle et Albert l’apercevaient encore.
– Enfin, quoi, il faut pourtant bien qu’il soit quelque part ! Dehors ou dedans, nous n’avons pas le choix !
– Il est ici, dirent les domestiques avec obstination.
Le juge haussa les épaules et s’en retourna vers le château, assez morose. Décidément l’affaire s’annonçait mal. Un vol où rien n’était volé, un prisonnier invisible, il n’y avait pas de quoi se réjouir.
Il était tard. M. de Gesvres pria les magistrats à déjeuner ainsi que les deux journalistes. On mangea silencieusement, puis M. Filleul retourna dans le salon où il interrogea les domestiques. Mais le trot d’un cheval résonna du côté de la cour, et, un instant après, le gendarme que l’on avait envoyé à Dieppe, entra :
– Eh bien ! vous avez vu le chapelier ? s’écria le juge, impatient d’obtenir enfin un renseignement.
– La casquette a été vendue à un chauffeur.
– Un chauffeur !
– Oui, un chauffeur qui s’est arrêté avec sa voiture devant le magasin et qui a demandé si on pouvait lui fournir, pour l’un de ses clients, une casquette de chauffeur en cuir jaune. Il restait celle-là. Il a payé sans même s’occuper de la pointure, et il est parti. Il était très pressé.
– Quelle sorte de voiture ?
– Un coupé à quatre places.
– Et quel jour était-ce ?
– Quel jour ? Mais ce matin.
– Ce matin ? Qu’est-ce que vous me chantez là ?
– La casquette a été achetée ce matin.
– Mais c’est impossible, puisqu’elle a été trouvée cette nuit dans le parc. Pour cela il fallait qu’elle y fût, et par conséquent qu’elle eût été achetée auparavant.
– Ce matin. Le chapelier me l’a dit.
Il y eut un moment d’effarement. Le juge d’instruction, stupéfait, tâchait de comprendre. Soudain, il sursauta, frappé d’un coup de lumière.