Mais, après quinze jours de recherches infructueuses, son enthousiasme finit par décliner, et très vite il perdit confiance. Le succès tardant à se dessiner, du jour au lendemain presque il le jugea impossible et, bien qu’il continuât à poursuivre son plan d’investigations, il eût éprouvé une véritable surprise si ses efforts eussent abouti à la moindre découverte.

Des jours encore s’écoulèrent, monotones et découragés. Il sut par les journaux que le comte de Gesvres et sa fille avaient quitté Ambrumésy et s’étaient installés aux environs de Nice. Il sut aussi l’élargissement du sieur Harlington, dont l’innocence éclata, conformément aux indications d’Arsène Lupin.

Il changea son quartier général, s’établissant deux jours à La Châtre, deux jours à Argenton. Même résultat.

À ce moment, il fut près d’abandonner la partie. Evidemment le cabriolet qui avait emmené son père n’avait dû fournir qu’une étape à laquelle une autre étape, fournie par une autre voiture, avait succédé. Et son père était loin. Il songea au départ.

Or, un lundi matin, il aperçut, sur l’enveloppe d’une lettre non affranchie qu’on lui renvoyait de Paris, il aperçut une écriture qui le bouleversa. Son émotion fut telle, durant quelques minutes, qu’il n’osait ouvrir, par peur d’une déception. Sa main tremblait. Était-ce possible ? N’y avait-il pas là un piège que lui tendait son infernal ennemi ? D’un coup il décacheta. C’était bien une lettre de son père, écrite par son père lui-même. L’écriture présentait toutes les particularités, tous les tics de l’écriture qu’il connaissait si bien. Il lut :

« Ces mots te parviendront-ils, mon cher fils ? Je n’ose le croire.

« Toute la nuit de l’enlèvement nous avons voyagé en automobile, puis le matin en voiture. Je n’ai rien pu voir. J’avais un bandeau sur les yeux. Le château où l’on me détient doit être, à en juger par sa construction et par la végétation du parc, au centre de la France. La chambre que j’occupe est au second étage, une chambre à deux fenêtres dont l’une, presque bouchée par un rideau de glycines. L’après-midi, je suis libre, à certaines heures, d’aller et venir dans ce parc, mais sous une surveillance qui ne se relâche pas.

« À tout hasard, je t’écris cette lettre et je l’attache à une pierre. Peut-être un jour pourrai-je la jeter par-dessus les murs, et quelque paysan la ramassera-t-il. Ne t’inquiète pas. On me traite avec beaucoup d’égards.

« Ton vieux père qui t’aime bien et qui est triste de penser au souci qu’il te donne. « BEAUTRELET. »

Aussitôt Isidore regarda les timbres de la poste. Ils portaient Cuzion (Indre). L’Indre ! Ce département qu’il s’acharnait à fouiller depuis des semaines !

Il consulta un petit guide de poche qui ne le quittait pas. Cuzion, canton d’Éguzon… Là aussi il avait passé.

Par prudence, il rejeta sa personnalité d’Anglais, qui commençait à être connue dans le pays, se déguisa en ouvrier, et fila sur Cuzion, village peu important, où il lui fut facile de découvrir l’expéditeur de la lettre.

Tout de suite, d’ailleurs, la chance le servit.

– Une lettre jetée à la poste mercredi dernier ? s’écria le maire, brave bourgeois auquel il se confia, et qui se mit à sa disposition… Écoutez, je crois que je peux vous fournir une indication précieuse… Samedi matin, un vieux rémouleur qui fait toutes les foires du département, le père Charel que j’ai croisé au bout du village, m’a demandé : « Monsieur le maire, une lettre qui n’a pas de timbre, ça part tout de même ? » – « Dame ! – « Et ça arrive à destination ? » – « Parbleu, seulement il y a un supplément de taxe à payer, voilà tout. »

– Et il habite, le père Charel ?

– Il habite là-bas, tout seul… sur le coteau… la masure après le cimetière… Voulez-vous que je vous accompagne ?

C’était une masure isolée, au milieu d’un verger qu’entouraient de hauts arbres. Quand ils pénétrèrent, trois pies s’envolaient de la niche même, où le chien de garde était attaché. Et le chien n’aboya pas et ne bougea pas à leur approche.

Très étonné, Beautrelet s’avança. La bête était couchée sur le flanc, les pattes raidies, morte.

En hâte, ils coururent vers la maison. La porte était ouverte.

Ils entrèrent. Au fond d’une pièce humide et basse, sur une mauvaise paillasse jetée à même le sol, un homme gisait, tout habillé.

– Le père Charel ! s’écria le maire… Est-ce qu’il est mort, lui aussi ?

Les mains du bonhomme étaient froides, son visage d’une pâleur effrayante, mais le cœur battait encore, d’un rythme faible et lent, et il ne semblait avoir aucune blessure.

Ils essayèrent de le ranimer, et, comme ils n’y parvenaient pas, Beautrelet se mit en quête d’un médecin. Le médecin ne réussit pas davantage. Le bonhomme ne paraissait pas souffrir. On eût dit qu’il dormait simplement, mais d’un sommeil artificiel, comme si on l’avait endormi par hypnose, ou à l’aide d’un narcotique.

Au milieu de la nuit suivante, cependant, Isidore qui le veillait, remarqua que sa respiration devenait plus forte, et que tout son être avait l’air de se dégager des liens invisibles qui le paralysaient.

À l’aube il se réveilla et reprit ses fonctions normales, mangea, but, et se remua. Mais de toute la journée il ne put répondre aux questions du jeune homme, le cerveau comme engourdi encore par une inexplicable torpeur.

Le lendemain, il demanda à Beautrelet :

– Qu’est-ce que vous faites là, vous ?

C’était la première fois qu’il s’étonnait de la présence d’un étranger auprès de lui.

Peu à peu, de la sorte, il retrouva toute sa connaissance. Il parla. Il fit des projets. Mais, quand Beautrelet l’interrogea sur les événements qui avaient précédé son sommeil, il sembla ne pas comprendre.

Et réellement, Beautrelet sentit qu’il ne comprenait pas. Il avait perdu le souvenir de ce qui s’était passé depuis le vendredi précédent. C’était comme un gouffre subit dans la coulée ordinaire de sa vie. Il racontait sa matinée et son après-midi du vendredi, les marchés conclus à la foire, le repas qu’il avait pris à l’auberge. Puis… plus rien… Il croyait se réveiller au lendemain de ce jour.

Ce fut horrible pour Beautrelet. La vérité était là, dans ces yeux qui avaient vu les murs du parc derrière lesquels son père l’attendait, dans ces mains qui avaient ramassé la lettre, dans ce cerveau confus qui avait enregistré le lieu de cette scène, le décor, le petit coin du monde où se jouait le drame. Et de ces mains, de ces yeux, de ce cerveau, il ne pouvait tirer le plus faible écho de cette vérité si proche !

Oh ! cet obstacle impalpable et formidable auquel se heurtaient ses efforts, cet obstacle fait de silence et d’oubli, comme il portait bien la marque de Lupin ! Lui seul avait pu, informé sans doute qu’un signal avait été tenté par le père Beautrelet, lui seul avait pu frapper de mort partielle celui-là seul dont le témoignage pouvait le gêner. Non point que Beautrelet se sentît découvert, et qu’il pensât que Lupin, au courant de son attaque sournoise, et sachant qu’une lettre lui était parvenue, se fût défendu contre lui personnellement. Mais, combien c’était montrer de prévoyance et de véritable intelligence, que de supprimer l’accusation possible de ce passant ! Personne ne savait plus maintenant qu’il y avait, entre les murs d’un parc, un prisonnier qui demandait du secours.

Personne ? Si, Beautrelet. Le père Charel ne pouvait parler ? Soit. Mais on pouvait connaître du moins la foire où le bonhomme s’était rendu, et la route logique qu’il avait prise pour en revenir. Et, le long de cette route, peut-être enfin serait-il possible de trouver…

Isidore, qui d’ailleurs n’avait fréquenté la masure du père Charel qu’avec les plus grandes précautions, et de façon à ne pas donner l’éveil, Isidore décida de n’y point retourner. S’étant renseigné, il apprit que le vendredi, c’était jour de marché à Fresselines, gros bourg situé à quelques lieues, où l’on pouvait se rendre, soit par la grand’route, assez sinueuse, soit par des raccourcis.


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