Le vendredi, il choisit, pour y aller, la grand’route, et n’aperçut rien qui attirât son attention, aucune enceinte de hauts murs, aucune silhouette de vieux château. Il déjeuna dans une auberge de Fresselines et il se disposait à partir quand il vit arriver le père Charel qui traversait la place en poussant sa petite voiture de rémouleur. Il le suivit aussitôt de très loin.
Le bonhomme fit deux interminables stations pendant lesquelles il repassa des douzaines de couteaux. Puis enfin, il s’en alla par un chemin tout différent qui se dirigeait vers Crozant et le bourg d’Eguzon.
Beautrelet s’engagea derrière lui sur cette route. Mais il n’avait pas marché pendant cinq minutes, qu’il eut l’impression de n’être pas seul à suivre le bonhomme. Un individu cheminait entre eux qui s’arrêtait et repartait en même temps que le père Charel, sans prendre d’ailleurs beaucoup de soin pour n’être pas vu.
– On le surveille, pensa Beautrelet, peut-être veut-on savoir s’il s’arrête devant les murs…
Son cœur battit. L’événement approchait.
Tous trois, les uns derrière les autres, ils montaient et descendaient les pentes raides du pays, et ils arrivèrent à Crozant. Là, le père Charel fit une halte d’une heure. Puis il descendit vers la rivière et traversa le pont. Mais il se passa alors un fait qui surprit Beautrelet. L’individu ne franchit pas la rivière. Il regarda le bonhomme s’éloigner et quand il l’eut perdu de vue il s’engagea dans un sentier qui le conduisit en pleins champs. Que faire ? Beautrelet hésita quelques secondes, puis, brusquement, se décida. Il se mit à la poursuite de l’individu.
– Il aura constaté, pensa-t-il, que le père Charel a passé tout droit. Il est tranquille, et il s’en va. Où ? Au château ?
Il touchait au but. Il le sentait à une sorte d’allégresse douloureuse qui le soulevait.
L’homme pénétra dans un bois obscur qui dominait la rivière, puis apparut de nouveau en pleine clarté, à l’horizon du sentier. Quand Beautrelet, à son tour, sortit du bois, il fut très surpris de ne plus apercevoir l’individu. Il le cherchait des yeux, quand soudain il étouffa un cri et, d’un bond en arrière, regagna la ligne des arbres qu’il venait de quitter. À sa droite, il avait vu un rempart de hautes murailles, que flanquaient, à distances égales, des contreforts massifs.
C’était là ! C’était là ! Ces murs emprisonnaient son père ! Il avait trouvé le lieu secret où Lupin gardait ses victimes !
Il n’osa plus s’écarter de l’abri que lui offraient les feuillages épais du bois. Lentement, presque à plat ventre, il appuya vers la droite, et parvint ainsi au sommet d’un monticule qui atteignait le faîte des arbres voisins. Les murailles étaient plus élevées encore. Cependant il discerna le toit du château qu’elles ceignaient, un vieux toit Louis XIII que surmontaient des clochetons très fins disposés en corbeille autour d’une flèche plus aiguë et plus haute.
Pour ce jour-là, Beautrelet n’en fit pas davantage. Il avait besoin de réfléchir et de préparer son plan d’attaque sans rien laisser au hasard. Maître de Lupin, c’était à lui maintenant de choisir l’heure et le mode du combat. Il s’en alla.
Près du pont, il croisa deux paysannes qui portaient des seaux remplis de lait. Il leur demanda :
– Comment s’appelle le château qui est là-bas, derrière les arbres ?
– Ça, Monsieur, c’est le château de l’Aiguille.
Il avait jeté sa question sans y attacher d’importance. La réponse le bouleversa.
– Le château de l’Aiguille… Ah !… Mais où sommes-nous, ici ? Dans le département de l’Indre ?
– Ma foi, non, l’Indre, c’est de l’autre côté de la rivière… Par ici, c’est la Creuse.
Isidore eut un éblouissement. Le château de l’Aiguille ! le département de la Creuse ! L’Aiguille, Creuse ! La clef même du document ! La victoire assurée, définitive, totale…
Sans un mot de plus, il tourna le dos aux deux femmes et s’en alla en titubant, comme un homme ivre.
La résolution de Beautrelet fut immédiate : il agirait seul. Prévenir la justice était trop dangereux. Outre qu’il ne pouvait offrir que des présomptions, il craignait les lenteurs de la justice, les indiscrétions certaines, toute une enquête préalable pendant laquelle Lupin, inévitablement averti, aurait le loisir d’effectuer sa retraite en bon ordre.
Le lendemain, dès huit heures, son paquet sous le bras, il quitta l’auberge qu’il habitait aux environs de Cuzion, gagna le premier fourré venu, se défit de ses hardes d’ouvrier, redevint le jeune peintre anglais qu’il était précédemment, et se présenta chez le notaire d’Éguzon, le plus gros bourg de la contrée.
Il raconta que le pays lui plaisait, et que, s’il trouvait une demeure convenable, il s’y installerait volontiers avec ses parents. Le notaire indiqua plusieurs domaines. Beautrelet insinua qu’on lui avait parlé du château de l’Aiguille, au nord de la Creuse.
– En effet, mais le château de l’Aiguille, qui appartient à un de mes clients, depuis cinq ans, n’est pas à vendre.
– Il l’habite alors ?
– Il l’habitait, ou plutôt sa mère. Mais celle-ci, trouvant le château un peu triste, ne s’y plaisait pas. De sorte qu’ils l’ont quitté l’année dernière.
– Et personne n’y demeure ?
– Si, un Italien, auquel mon client l’a loué pour la saison d’été, le baron Anfredi.
– Ah ! le baron Anfredi, un homme encore jeune, l’air assez gourmé…
– Ma foi, je n’en sais rien… Mon client a traité directement. Il n’y a pas eu de bail… une simple lettre…
– Mais vous connaissez le baron ?
– Non, il ne sort jamais du château… En automobile, quelquefois, et la nuit, paraît-il. Les provisions sont faites par une vieille cuisinière qui ne parle à personne. Des drôles de gens…
– Votre client consentirait-il à vendre son château ?
– Je ne crois pas. C’est un château historique, du plus pur style Louis XIII. Mon client y tenait beaucoup, et s’il n’a pas changé d’avis…
– Vous pouvez me donner son nom ?
– Louis Valméras, 34, rue du Mont-Thabor.
Beautrelet prit le train de Paris à la station la plus proche. Le surlendemain, après trois visites infructueuses, il trouva enfin Louis Valméras. C’était un homme d’une trentaine d’années, au visage ouvert et sympathique. Beautrelet, jugeant inutile de biaiser, nettement se fit connaître et raconta ses efforts et le but de sa démarche.
– J’ai tout lieu de penser, conclut-il, que mon père est emprisonné au château de l’Aiguille, en compagnie sans doute d’autres victimes. Et je viens vous demander ce que vous savez de votre locataire, le baron Anfredi.
– Pas grand-chose. J’ai rencontré le baron Anfredi l’hiver dernier à Monte-Carlo. Ayant appris, par hasard, que j’étais propriétaire d’un château, comme il désirait passer l’été en France, il me fit des offres de location.
– C’est un homme encore jeune…
– Oui, des yeux très énergiques, des cheveux blonds.
– De la barbe ?
– Oui, terminée par deux pointes qui retombent sur un faux col fermant par-derrière, comme le col d’un clergyman. D’ailleurs, il a quelque peu l’air d’un prêtre anglais.
– C’est lui, murmura Beautrelet, c’est lui, tel que je l’ai vu, c’est son signalement exact.
– Comment !… vous croyez ?…
– Je crois, je suis sûr que votre locataire n’est autre qu’Arsène Lupin.
L’histoire amusa Louis Valméras. Il connaissait toutes les aventures de Lupin et les péripéties de sa lutte avec Beautrelet. Il se frotta les mains.
– Allons, le château de l’Aiguille va devenir célèbre… ce qui n’est pas pour me déplaire, car au fond, depuis que ma mère n’y habite plus, j’ai toujours eu l’idée de m’en débarrasser à la première occasion. Après cela, je trouverai acheteur. Seulement…
– Seulement ?
– Je vous demanderai de n’agir qu’avec la plus extrême prudence et de ne prévenir la police qu’en toute certitude. Voyez-vous que mon locataire ne soit pas Lupin ?