Beautrelet exposa son plan. Il irait seul, la nuit, il franchirait les murs, se cacherait dans le parc…

Louis Valméras l’arrêta tout de suite.

– Vous ne franchirez pas si facilement des murs de cette hauteur. Si vous y parvenez, vous serez accueilli par deux énormes molosses qui appartiennent à ma mère et que j’ai laissés au château.

– Bah ! une boulette…

– Je vous remercie ! Mais supposons que vous leur échappiez. Et après ? Comment entrerez-vous dans le château ? Les portes sont massives, les fenêtres sont grillées. Et d’ailleurs, une fois entré, qui vous guiderait ? Il y a quatre-vingts chambres.

– Oui, mais cette chambre à deux fenêtres, au second étage ?…

– Je la connais, nous l’appelons la chambre des Glycines. Mais comment la trouverez-vous ? Il y a trois escaliers et un labyrinthe de couloirs. J’aurai beau vous donner le fil, vous expliquer le chemin à suivre, vous vous perdrez.

– Venez avec moi, dit, Beautrelet en riant.

– Impossible. J’ai promis à ma mère de la rejoindre dans le Midi.

Beautrelet retourna chez l’ami qui lui offrait l’hospitalité et commença ses préparatifs. Mais, vers la fin du jour, comme il se disposait à partir, il reçut la visite de Valméras.

– Voulez-vous toujours de moi ?

– Si je veux !

– Eh bien ! je vous accompagne. Oui, l’expédition me tente. Je crois qu’on ne s’ennuiera pas, et ça m’amuse d’être mêlé à tout cela… Et puis, mon concours ne vous sera pas inutile. Tenez, voici déjà un début de collaboration.

Il montra une grosse clef toute rugueuse de rouille et d’aspect vénérable.

– Et cette clef ouvre ?… demanda Beautrelet.

– Une petite poterne dissimulée entre deux contreforts, abandonnée depuis des siècles, et que je n’ai même pas cru devoir indiquer à mon locataire. Elle donne sur la campagne, précisément à la lisière du bois…

Beautrelet l’interrompit brusquement.

– Ils la connaissent, cette issue. C’est évidemment par là que l’individu que je suivais a pénétré dans le parc. Allons, la partie est belle, et nous la gagnerons. Mais fichtre, il s’agit de jouer serré !

Deux jours après, au pas d’un cheval famélique, arrivait à Crozant une roulotte de bohémiens que son conducteur obtint l’autorisation de remiser au bout du village, sous un ancien hangar déserté. Outre le conducteur, qui n’était autre que Valméras, il y avait trois jeunes gens occupés à tresser des fauteuils avec des brins d’osier : Beautrelet et deux de ses camarades de Janson.

Ils demeurèrent là trois jours, attendant une nuit propice, et rôdant isolément aux alentours du parc. Une fois, Beautrelet aperçut la poterne. Pratiquée entre deux contreforts, elle se confondait presque, derrière le voile de ronces qui la masquait, avec le dessin formé par les pierres de la muraille. Enfin, le quatrième soir, le ciel se couvrit de gros nuages noirs et Valméras décida qu’on irait en reconnaissance, quitte à rebrousser chemin si les circonstances n’étaient pas favorables.

Tous quatre ils traversèrent le petit bois. Puis Beautrelet rampa parmi les bruyères, écorcha ses mains à la haie de ronces, et, se soulevant à moitié, lentement, avec des gestes qui se retenaient, introduisit la clef dans la serrure. Doucement, il tourna. La porte allait-elle s’ouvrir sous son effort ? Un verrou ne la fermait-il pas de l’autre côté ? Il poussa, la porte s’ouvrit, sans grincement, sans secousse. Il était dans le parc.

– Vous êtes là, Beautrelet ? demanda Valméras, attendez-moi. Vous deux, mes amis, surveillez la porte pour que notre retraite ne soit pas coupée. À la moindre alerte, un coup de sifflet.

Il prit la main de Beautrelet, et ils s’enfoncèrent dans l’ombre épaisse des fourrés. Un espace plus clair s’offrit à eux quand ils arrivèrent au bord de la pelouse centrale. Au même moment, un rayon de lune filtra, et ils aperçurent le château avec ses clochetons pointus disposés autour de cette flèche effilée à laquelle, sans doute, il devait son nom. Aucune lumière aux fenêtres. Aucun bruit. Valméras empoigna le bras de son compagnon.

– Taisez-vous.

– Quoi ?

– Les chiens là-bas… vous voyez…

Un grognement se fit entendre. Valméras siffla très bas. Deux silhouettes blanches bondirent et en quatre sauts vinrent s’abattre aux pieds du maître.

– Tout doux, les enfants… couchez là… bien… ne bougez plus…

Et il dit à Beautrelet :

– Et maintenant, marchons, je suis tranquille.

– Vous êtes sûr du chemin ?

– Oui. Nous nous rapprochons de la terrasse.

– Et alors ?

– Je me rappelle qu’il y a sur la gauche, à un endroit où la terrasse, qui domine la rivière, s’élève au niveau des fenêtres du rez-de-chaussée, un volet qui ferme mal et qu’on peut ouvrir de l’extérieur.

De fait, quand ils furent arrivés, sous l’effort, le volet céda. Avec une pointe de diamant, Valméras coupa un carreau. Il tourna l’espagnolette. L’un après l’autre ils franchirent le balcon. Cette fois, ils étaient dans le château.

– La pièce où nous sommes, dit Valméras, se trouve au bout du couloir. Puis il y a un immense vestibule orné de statues et, à l’extrémité du vestibule, un escalier qui conduit à la chambre occupée par votre père.

Il avança d’un pas.

– Vous venez, Beautrelet ?

– Oui. Oui.

– Mais non, vous ne venez pas… Qu’est-ce que vous avez ?

Il lui saisit la main. Elle était glacée, et il s’aperçut que le jeune homme était accroupi sur le parquet.

– Qu’est-ce que vous avez ? répéta-t-il.

– Rien… ça passera.

– Mais enfin…

– J’ai peur…

– Vous avez peur !

— Oui, avoua Beautrelet ingénument… ce sont mes nerfs qui flanchent… j’arrive souvent à les commander… mais aujourd’hui, le silence… l’émotion… Et puis, depuis le coup de couteau de ce greffier… Mais ça va passer… tenez, ça passe…

Il réussit, en effet, à se lever, et Valméras l’entraîna hors de la chambre. Ils suivirent à tâtons un couloir, et si doucement, que chacun d’eux ne percevait pas la présence de l’autre. Une faible lueur cependant semblait éclairer le vestibule vers lequel ils se dirigeaient. Valméras passa la tête. C’était une veilleuse placée au bas de l’escalier, sur un guéridon que l’on apercevait à travers les branches frêles d’un palmier.

– Halte ! souffla Valméras.

Près de la veilleuse, il y avait un homme en faction, debout, qui tenait un fusil. Les avait-il vus ? Peut-être. Du moins quelque chose dut l’inquiéter, car il épaula.

Beautrelet était tombé à genoux contre la caisse d’un arbuste et il ne bougeait plus, le cœur comme déchaîné dans sa poitrine. Cependant le silence et l’immobilité des choses rassurèrent l’homme en faction. Il baissa son arme. Mais sa tête resta tournée vers la caisse de l’arbuste.

D’effrayantes minutes s’écoulèrent, dix, quinze. Un rayon de lune s’était glissé par une fenêtre de l’escalier. Et soudain Beautrelet s’avisa que le rayon se déplaçait insensiblement et que, avant quinze autres, dix autres minutes, il serait sur lui, l’éclairant en pleine face. Des gouttes de sueur tombèrent de son visage sur ses mains tremblantes.

Son angoisse était telle qu’il fut sur le point de se relever et de s’enfuir Mais, se souvenant que Valméras était là, il le chercha des yeux, et il fut stupéfait de le voir, ou plutôt de le deviner qui rampait dans les ténèbres a l’abri des arbustes et des statues. Déjà il atteignait le bas de l’escalier, à hauteur, à quelques pas, de l’homme. Qu’allait-il faire ? Passer quand même ? Monter seul à la délivrance du prisonnier ? Mais pourrait-il passer ? Beautrelet ne le voyait plus et il avait l’impression que quelque chose allait s’accomplir, une chose que le silence, plus lourd, plus terrible, semblait pressentir aussi.

Et brusquement une ombre qui bondit sur l’homme, la veilleuse qui s’éteint, le bruit d’une lutte… Beautrelet accourut. Les deux corps avaient roulé sur les dalles. Il voulut se pencher. Mais il entendit un gémissement rauque, un soupir, et aussitôt un des adversaires se releva qui lui saisit le bras.


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