– Qu’on amène le chauffeur qui nous a conduits ce matin !

Le brigadier de gendarmerie et son subordonné coururent en hâte vers les écuries. Au bout de quelques minutes, le brigadier revenait seul.

– Le chauffeur ?

– Il s’est fait servir à la cuisine, il a déjeuné, et puis…

– Et puis ?

– Il a filé.

– Avec sa voiture ?

– Non. Sous prétexte d’aller voir un de ses parents à Ouville, il a emprunté la bicyclette du palefrenier. Voici son chapeau et son paletot.

– Mais il n’est pas parti tête nue ?

– Il a tiré de sa poche une casquette et il l’a mise.

– Une casquette ?

– Oui, en cuir jaune, paraît-il.

– En cuir jaune ? Mais non, puisque la voilà.

– En effet, Monsieur le juge d’instruction, mais la sienne est pareille.

Le substitut eut un léger ricanement.

– Très drôle ! très amusant ! il y a deux casquettes… L’une, qui était la véritable, et qui constituait notre seule pièce à conviction, est partie sur la tête du pseudo-chauffeur ! L’autre, la fausse, vous l’avez entre les mains. Ah ! le brave homme nous a proprement roulés.

– Qu’on le rattrape ! Qu’on le ramène cria M. Filleul. Brigadier Quevillon, deux de vos hommes à cheval, et au galop !

– Il est loin, dit le substitut.

– Si loin qu’il soit, il faudra bien qu’on mette la main sur lui.

– Je l’espère, mais je crois, Monsieur le juge d’instruction, que nos efforts doivent surtout se concentrer ici. Veuillez lire ce papier que je viens de trouver dans les poches du manteau !

– Quel manteau ?

– Celui du chauffeur.

Et le substitut du procureur tendit à M. Filleul un papier plié en quatre où se lisaient ces quelques mots tracés au crayon, d’une écriture un peu vulgaire :

« Malheur à la demoiselle si elle a tué le patron. »

L’incident causa une certaine émotion.

– À bon entendeur, salut, nous sommes avertis, murmura le substitut.

– Monsieur le comte, reprit le juge d’instruction, je vous supplie de ne pas vous inquiéter. Vous non plus, Mesdemoiselles. Cette menace n’a aucune importance, puisque la justice est sur les lieux. Toutes les précautions seront prises. Je réponds de votre sécurité. Quant à vous, Messieurs, ajouta-t-il en se tournant vers les deux reporters, je compte sur votre discrétion. C’est grâce à ma complaisance que vous avez assisté à cette enquête, et ce serait mal me récompenser…

Il s’interrompit, comme si une idée le frappait, regarda les deux jeunes gens tour à tour, et s’approcha de l’un d’eux :

– À quel journal êtes-vous attaché ?

– Au Journal de Rouen.

– Vous avez une carte d’identité ?

– La voici.

Le document était en règle. Il n’y avait rien à dire. M. Filleul interpella l’autre reporter.

– Et vous, Monsieur ?

– Moi ?

– Oui, vous, je vous demande à quelle rédaction vous appartenez.

– Mon Dieu, Monsieur le juge d’instruction, j’écris dans plusieurs journaux…

– Votre carte d’identité ?

– Je n’en ai pas.

– Ah ! et comment se fait-il ?…

– Pour qu’un journal vous délivre une carte, il faut y écrire de façon suivie.

– Eh bien ?

– Eh bien ! je ne suis que collaborateur occasionnel. J’envoie de droite et de gauche des articles qui sont publiés… ou refusés, selon les circonstances.

– En ce cas, votre nom ? vos papiers ?

– Mon nom ne vous apprendrait rien. Quant à mes papiers, je n’en ai pas.

– Vous n’avez pas un papier quelconque faisant foi de votre profession !

– Je n’ai pas de profession.

– Mais enfin, Monsieur, s’écria le juge avec une certaine brusquerie, vous ne prétendez cependant pas garder l’incognito après vous être introduit ici par ruse, et avoir surpris les secrets de la justice.

– Je vous prierai de remarquer, Monsieur le juge d’instruction, que vous ne m’avez rien demandé quand je suis venu, et que, par conséquent, je n’avais rien à dire. En outre, il ne m’a pas semblé que l’enquête fût secrète, puisque tout le monde y assistait… même un des coupables.

Il parlait doucement, d’un ton de politesse infinie. C’était un tout jeune homme, très grand et très mince, vêtu d’un pantalon trop court et d’une jaquette trop étroite. Il avait une figure rose de jeune fille, un front large planté de cheveux en brosse et une barbe blonde mal taillée. Ses yeux brillaient d’intelligence. Il ne semblait nullement embarrassé et souriait d’un sourire sympathique où il n’y avait pas trace d’ironie.

M. Filleul l’observait avec une méfiance agressive. Les deux gendarmes s’avancèrent. Le jeune homme s’écria gaiement :

– Monsieur le juge d’instruction, il est clair que vous me soupçonnez d’être un des complices. Mais, s’il en était ainsi, ne me serais-je point esquivé au bon moment, selon l’exemple de mon camarade ?

– Vous pouviez espérer…

– Tout espoir eût été absurde. Réfléchissez, Monsieur le juge d’instruction, et vous conviendrez qu’en bonne logique…

M. Filleul le regarda droit dans les yeux, et sèchement :

– Assez de plaisanteries ! Votre nom ?

– Isidore Beautrelet.

– Votre profession ?

– Élève de rhétorique au lycée Janson-de-Sailly.

M. Filleul le regarda dans les yeux, et sèchement :

– Que me chantez-vous là ? Élève de rhétorique…

– Au lycée Janson, rue de la Pompe, numéro…

– Ah ça, mais, s’exclama M. Filleul, vous vous moquez de moi ! Il ne faudrait pas que ce petit jeu se prolongeât !

– Je vous avoue, Monsieur le juge d’instruction, que votre surprise m’étonne. Qu’est-ce qui s’oppose à ce que je sois élève au lycée Janson ? Ma barbe peut-être ? Rassurez-vous, ma barbe est fausse.

Isidore Beautrelet arracha les quelques boucles qui ornaient son menton, et son visage imberbe parut plus juvénile encore et plus rose, un vrai visage de lycéen. Et, tandis qu’un rire d’enfant découvrait ses dents blanches :

– Êtes-vous convaincu, maintenant ? Et vous faut-il encore des preuves ? Tenez, lisez, sur ces lettres de mon père, l’adresse : « M. Isidore Beautrelet, interne au lycée Janson-de-Sailly. »

Convaincu ou non, M. Filleul n’avait point l’air de trouver l’histoire à son goût. Il demanda d’un ton bourru :

– Que faites-vous ici ?

– Mais… je m’instruis.

– Il y a des lycées pour cela… le vôtre.

– Vous oubliez, Monsieur le juge d’instruction, qu’aujourd’hui, 23 avril, nous sommes en pleines vacances de Pâques.

– Eh bien ?

– Eh bien, j’ai toute liberté d’employer ces vacances à ma guise.

– Votre père ?…

— Mon père habite loin, au fond de la Savoie, et c’est lui-même qui m’a conseillé un petit voyage sur les côtes de la Manche.

– Avec une fausse barbe ?

– Oh ! ça non. L’idée est de moi. Au lycée, nous parlons beaucoup d’aventures mystérieuses, nous lisons des romans policiers où l’on se déguise. Nous imaginons des tas de choses compliquées et terribles. Alors j’ai voulu m’amuser et j’ai mis une fausse barbe. En outre, j’avais l’avantage qu’on me prenait au sérieux et je me faisais passer pour un reporter parisien. C’est ainsi qu’hier soir, après plus d’une semaine insignifiante, j’ai eu le plaisir de connaître mon confrère de Rouen, et que, ce matin, ayant appris l’affaire d’Ambrumésy, il m’a proposé fort aimablement de l’accompagner et de louer une voiture de compte à demi.

Isidore Beautrelet disait tout cela avec une simplicité franche, un peu naïve, et dont il n’était point possible de ne pas sentir le charme. M. Filleul lui-même, tout en se tenant sur une réserve défiante, se plaisait à l’écouter.

Il lui demanda d’un ton moins bourru :

– Et vous êtes content de votre expédition ?

– Ravi ! Je n’avais jamais assisté à une affaire de ce genre, et celle-ci ne manque pas d’intérêt.

– Ni de ces complications mystérieuses que vous prisez si fort.

– Et qui sont si passionnantes, Monsieur le juge d’instruction ! Je ne connais pas d’émotion plus grande que de voir tous les faits qui sortent de l’ombre, qui se groupent les uns contre les autres, et qui forment peu à peu la vérité probable.


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