Un bus peu rempli s’arrête à quelques mètres d’elle. Le chauffeur actionne l’ouverture d’une des portes. Cet appel, comme un clignement d’œil, l’invite à rejoindre l’immense caisson roulant. Ses mains agrippent les barres métalliques sous le cahot du véhicule, elle valide son ticket. Deux femmes se retournent. La montée d’autres personnes détourne leur attention. Elle s’installe, au fond, dans la moiteur d’une odeur de diesel, entre l’emballage plastique d’un chocolat et les pages arrachées d’un journal. Un couple s’assoit en face d’elle. Sous les ponts qui soutiennent le passage quotidien des trains, quelque chose d’effrayant transpire des murs. Des néons bleus habillent la pénombre d’un voile de gaze outremer, venu d’une mer lointaine, obscure et discrète qui pare les briquettes cuivrées de reflets grenat. La route bossuée lui envoie des vibrations qu’elle n’anticipe pas. Les secousses attisent sa nervosité. Les deux amants s’embrassent en parfaite harmonie avec les aléas de la chaussée. Elle ne peut s’empêcher de les regarder, elle les admire, autant elle que lui, elle les trouve beaux et aimerait elle aussi être vue ainsi dans les bras d’un homme. Ils la surprennent, elle détourne le regard. Le bus freine violemment et le chauffeur agite les mains hors de son habitacle en direction d’un automobiliste. Elle ferme les yeux et perçoit le grondement du moteur qui repart sur un tronçon de route plus fluide, accueillant le bus comme une valise sur un tapis roulant d’aéroport. Elle se laisse surprendre par une douceur retrouvée. Cela lui rappelle une berceuse, la caresse d’une main sur la nuque, le frôlement d’un tissu aux arômes de salive, la mélodie claire d’une boîte à musique, le bruissement du papier aluminium emballant les restes d’un fruit. Elle s’assoupit. Les paroles, les crissements de freins se dissipent dans le courant continu d’une corne de brume urbaine, rengaine des voitures et des autobus, des piétons et des vélos, des taxis et des ambulances qui, lui prodiguant une fatigue instantanée et subite, la somme de lâcher prise afin que les images de la ville s’infiltrent dans ses rêves et dans ses veines. La jeune fille la bouscule en cherchant à s’appuyer sur le dossier de la banquette. Il s’est levé lui aussi pour l’embrasser. Son torse laisse deviner, sous les bâillements de sa chemise, le fouet régulier d’une chaînette en métal. Ils échangent quelques mots, elle descend, il lui sourit en tordant son buste vers le couloir puis, à travers la vitre, elle pose une main à plat sur la paroi qu’il vient doubler de l’autre côté avec la sienne, doigts puissants qui, surlignant les contours menus de la main extérieure, semblent l’envelopper d’un halo cuivré. Le bus redémarre. Les traits du jeune homme, à peine la jeune fille disparue, ont revêtu les codes austères du masque anonyme des habitants des grandes villes. Cette personne, désormais, ne lui est plus inconnue. Elle connaît une partie infime de son existence. Elle peut dessiner le visage de son amoureuse et, surtout, le visage de celui qui jouit à la vue de celle-ci. Il ne lui est plus étranger et si, au même endroit, sans la jeune fille, elle avait croisé sa silhouette, ses sourcils droits, ses ridules autour des lèvres, son regard difficile, il ne lui aurait pas fait entrevoir la beauté qui en émanait. Son genou percute le sien quand il se lève. Mais ce n’est qu’en l’apercevant sur le trottoir qu’elle s’est levée. Elle a tout juste le temps de retenir les portes pour se retrouver dehors.
Cet homme ne peut l’inclure dans sa vie. Il appartient à une autre, mais elle a vu dans ses yeux ce que le désir a su y loger et, avivée d’une émotion fragile, elle veut savoir où il se dirige et qui, ou quoi, il va voir à présent. En descendant du bus, elle distingue la guérite de verre et d’acier qu’une affiche illumine en plein jour, les passagers, billet en main, qui se succèdent pour monter, l’asphalte et le goudron dont les déclinaisons molles invitent à relever le pied pour ne pas s’enfoncer dans les nappes noires qui fondent au soleil. Il la distance de quelques mètres. Elle avance dans l’échauffement d’une poursuite improvisée. Ses enjambées se font cadencées, hypnotiques et, pour continuer sur cette mesure, elle doit négliger plusieurs feux et priorités. Un camion aux proportions colossales interpose sa masse d’éléphant. Le bref mouvement de recul opéré par son corps la rappelle à la sauvagerie de la ville. Un carrefour les sépare. Elle décide de s’accrocher à l’unique silhouette qui ne lui est pas étrangère comme un fanion à ne pas quitter des yeux. Les devantures paraissent identiques à celles vues la veille. Elle est l’écume à la poupe d’une frégate. Plus elle le suit, plus la laisse invisible qui les unit s’enroule aux poteaux, aux réverbères, aux boîtes aux lettres. La distance qui les sépare augmente de trottoir en trottoir et, comme harassée par une course dont l’endurance la jette à terre, elle laisse le jeune homme décoller littéralement du sol sur un escalator aux portes d’un grand magasin. Elle reste figée au pied de l’immeuble face à d’immenses miroirs. Son reflet lui renvoie l’image d’une jeune fille égarée qui a suivi un inconnu. Elle rentre tard, exténuée, les pieds gonflés, les jambes lourdes, le chemisier humide, et s’endort vite.
Elle a obtenu un rendez-vous et deux jours de figuration. Deux semaines qu’elle attend cela, la chambre lui coûte beaucoup d’argent. Elle est en retard, c’est à l’autre bout de la ville.
Dans la cour d’un hôtel particulier, on lui dit de s’installer près du porche. Elle est avec d’autres figurants, elle n’ose pas dire bonjour, elle ne connaît personne. Durant ces deux semaines, elle a erré dans la ville, elle s’est perdue, elle a vu des monuments, des églises, des stations de métro, des places, des jardins, elle s’est sentie un peu prise au piège, elle attend ici comme elle a attendu chaque jour, un peu lasse, un peu absente. Un assistant vient dire aux figurants comment va se dérouler la scène. Il suffit de rester à sa place et faire semblant de discuter. Elle ne sait pas avec qui. Une jeune fille s’approche. Tu veux qu’on se mette ensemble ? Oui, avec plaisir. Elles s’installent. Elle observe le ballet des techniciens qui disposent les projecteurs, la caméra, les câbles. Elle voit arriver un acteur et une actrice qu’une maquilleuse suit de près. L’assistant demande le silence pour une répétition. Elle bafouille quelque chose. Non, il faut faire semblant, sinon ça va s’entendre, lui dit la jeune fille, tout le monde est dans le cadre. Le réalisateur, un homme d’une cinquantaine d’années qui porte un chapeau, est assis derrière un écran. On demande le silence. Elle a peur, elle ne sait pas quoi faire, la scène se déroule sans qu’elle s’en aperçoive, elle bouge les lèvres et ose à peine regarder la jeune fille. Coupez, on la refait. Ça va aller, tu vas voir, on va faire ça toute la journée, c’est tranquille. Elles sont loin de la caméra. Elle n’entend pas ce que les acteurs se disent. Elle écoute son cœur battre, elle joue dans un film, ça y est, elle est dedans. Elle lève les yeux et se tourne vers la caméra et son objectif au loin, elle ne peut s’empêcher de la fixer. Retourne-toi, murmure la jeune fille. Coupez. Le réalisateur parle à son assistant qui vient vers elle. Mademoiselle, il ne faut pas que vous regardiez la caméra, faites attention. Pardon, je suis désolée. On reprend, silence. Les plans s’enchaînent. La caméra change de place, cela prend du temps de bouger les projecteurs, de tirer les câbles, de prendre des mesures. Elle se dit que c’est très long pour quelques minutes de film. La matinée se passe. Elle boit du café, mange un sandwich. Ils font d’autres plans. Souvent elle n’y est pas, alors elle attend, encore, assise sur des marches. Le tournage s’arrête vers la fin de l’après-midi. Voilà, c’est fini, lui dit la jeune fille. C’est ta première fois, c’est ça ? Oui, j’ai été mauvaise. Ne t’inquiète pas, on nous verra à peine, on sera floues au fond, si on n’est pas coupées au montage, dit-elle en souriant. Tu reviens demain ? C’est ce que l’on m’a dit. Alors on se reverra, à bientôt. La jeune fille s’en va. Elle reste un moment au milieu des projecteurs et des câbles. Elle regarde son téléphone, pas de message. Elle rentre à l’hôtel, sa chambre est propre, elle pense à la personne qui a refait son lit.