Les journées passent. Elle n’a pas d’autres contrats de figuration. Elle reste dans sa chambre à l’hôtel, elle ne sait pas quoi faire, elle se nourrit mal, elle sort seule, elle aurait bien voulu revoir la jeune fille mais elle n’ose pas lui téléphoner. Les rues et les immeubles défilent encore, à pied, en bus, en métro. Elle ne fume plus dans la rue car on lui demande toujours des cigarettes. Elle s’isole dans des parcs à l’heure où les enfants les désertent. Elle attend, pas de figuration, pas de message. Elle veut repartir, elle hésite, cela ne rime à rien. Les nuages ressemblent à ceux qui se déployaient au-dessus de la zone commerciale. Elle n’a que ça. La vision de boules de coton blanc dans le ciel bleu. Ça et le passage des avions qui forme de longues cicatrices. Ça et les pigeons qui s’envolent quand les enfants leur donnent des coups de pied à la sortie de l’école. Elle s’en va alors et poursuit son chemin. Elle marche les yeux baissés. Les immeubles, les monuments ne l’intéressent plus. Elle se dit qu’elle s’est trompée, qu’il n’y a rien à faire pour elle ici, qu’elle va repartir. Il suffit de prendre un billet de retour, il lui suffit d’aller à la gare avec sa valise, ce n’est pas loin, c’est à dix stations de son hôtel.
Allô, vous m’avez laissé un message à la production, que faites-vous ici ? Nous pouvons nous voir si vous le souhaitez, passez demain après-midi. Le vieil homme lui donne rendez-vous. Elle avale un sandwich, prend le métro et sort dans un quartier inconnu, encore un. Elle compose le code à l’entrée de l’immeuble et gravit les trois étages. Elle sonne. Entrez, c’est ouvert. Effleurant le plafond de la pièce principale, de grandes étagères saturées de livres accueillent le regard qui papillonne sans attaches précises. Au sol, de vieux tapis aux parallèles confuses, aux losanges de biais, aux arabesques en puzzle offrent aux meubles des radeaux griffonnés de sillons indistincts. Au centre, éclairées par trois grands abat-jour jaunes, escortant un fauteuil de type anglais, deux chaises aux lignes pures sont les seules concessions à une modernité amoindrie dans ce lieu irréel. Sur une table massive couverte de feuillets manuscrits, une statuette sans tête est juchée sur la corolle de métal doré d’une lampe finement ciselée. Autour, dans des pots en porcelaine, un couteau, une gomme bleue, des trombones en forme de papillon, un vieux timbre, de la colle sèche dans un tube sans étiquette, un coupe-papier, du correcteur blanc, des dépôts de poussière et de gras dégagent une odeur de moisi. Elle s’avance. De nombreux dessins, figés dans des cadres endommagés, modestes ou anciennement dorés, occupent les espaces libres du salon. Paysages de lavis, arbres esquissés, montagnes rouge et blanche sur des fonds bleutés, chiens de chasse au pastel, chevaux de fusain, portraits et dos de femmes à l’encre. Au-dessus d’une cheminée condamnée par un mur de briques, elle aperçoit son visage dans un miroir. Dehors le jour explose, c’est le début d’après-midi où l’intellect hiberne, où le cerveau alourdi par le déjeuner divague et hésite entre l’appauvrissement des sens et l’ambition de conquêtes artistiques. Elle voudrait, d’un geste ordinaire, comme à l’hôtel, ouvrir les rideaux de tulle, que la lumière unie et vive vienne frapper le salon, que frontalement les ondes apposent un calque chaleureux, une empreinte généreuse, une pulsion vivante sur les objets de la pièce. Il lui semble n’avoir jamais vu le vieil homme comme cela. Son visage, paré de reflets orangés que l’on retrouve sur les mannequins de cire et sur les peaux claires trop hâlées de soleil, porte les traces de l’absence, davantage que celles de la fatigue. Elle s’assoit à ses côtés. Elle contemple les étagères, les livres, les dessins, les photos de tournages.
Je suis content de vous revoir, vous savez, j’ai beaucoup pensé à vous, et si vous pouvez avoir une consolation, c’est que le film ne se fera jamais, vous n’avez rien à regretter, personne ne vous prendra le rôle que vous auriez dû tenir, mon intuition était bonne, vous êtes faite pour ce métier, j’en suis persuadé. Elle ne répond rien. Vous êtes venue ici pour tourner alors ? C’est bien, j’espère que d’autres verront ce que j’ai vu, vous avez le plus beau regard que j’ai croisé depuis longtemps. Elle l’interrompt. Je ne pense pas que tout cela soit pour moi, vous m’avez fait croire que je pouvais y arriver mais c’est faux, je ne sais pas jouer la comédie et cet univers ne m’attire pas, je ne sais pas ce que je suis venue chercher ici, peut-être la certitude que ce n’est pas ma place. Tout le monde a sa place ici, je vous l’assure. Non, je ne crois pas, vous m’avez donné l’illusion que j’étais celle que vous vouliez mais peut-être désiriez-vous quelqu’un d’autre. Ce regard, ces yeux, ne vous rappellent-ils rien ? Comment cela ? Il se retourne pour mieux l’observer. Oui mes yeux, ce ne sont pas les miens, ce sont ceux de ma mère, c’est tout ce qu’elle m’a laissé, je n’ai que ça, son regard. Elle sort les photos de son sac. Vous la reconnaissez ? Elle lui tend la publicité. C’est ma mère, vous avez sûrement dû la voir dans des magazines quand vous étiez plus jeune. Il met ses lunettes et regarde de près la feuille froissée. Non, je ne vois pas qui c’est. Je ne pense pas que vous la connaissiez personnellement mais je suis sûre qu’elle vous a marqué, comme des milliers d’autres personnes. Je suis persuadée qu’elle a laissé une empreinte dans votre mémoire et, même si vous l’avez oubliée depuis, vous avez retrouvé dans mes yeux ce regard qui vous fascinait tant, c’est pour cela que vous avez voulu de moi pour le rôle, vous ne savez rien de moi, j’ai juste éclairé une part d’ombre de votre esprit, c’est le spectre de ma mère qui hante ma silhouette, je ne l’ai jamais connue mais elle semble vivre en moi désormais comme un flambeau vacillant. Le vieil homme ne dit rien. Il reste immobile, la photo entre les mains. Je suis heureuse d’avoir compris cela, ma place n’est pas ici, je le comprends maintenant. Mais vous m’êtes apparue comme une madone, j’ai vu en vous le plus beau des dessins, la plus belle des peintures, vous auriez été merveilleuse à l’écran. Elle lui reprend la publicité des mains. C’est fini, je vais rentrer, désormais je saurai à quoi ressemblent les rêves des autres. Elle voudrait rester, une part d’elle-même lui dit qu’elle pourrait le faire, mais elle semble se tromper. Ce métier n’est pas fait pour elle. Elle repense à l’ambiance du tournage, elle voit les techniciens s’affairer sans cesse pour tout mettre en place, elle voit les yeux de la jeune fille qui la faisait rire et de cet homme barbu se poser sur elle, les uns bienveillants, les autres gourmands. Elle aurait pu continuer mais tout lui dit que sa place n’est pas ici. Elle aurait pu avoir ce talent que le vieil homme décelait en elle, pourquoi pas ? Il suffirait de travailler, de persévérer, alors peut-être quelque chose de puissant, à force d’acharnement, se libérerait, mais le veut-elle seulement ? Cette énergie, veut-elle la consacrer à cela ? Sans ce vieil homme, jamais elle n’y aurait songé. Elle le salue, elle voit qu’il est malade, que c’est la fin, qu’il ne tournera plus, qu’elle était pour lui une ultime envie, un dernier sursaut. Il est assis dans cette pièce surchargée de livres et d’objets, de dessins et de photos. Il va mourir là, lui qu’elle a vu un peu comme un père, un homme dont la mémoire et la vibration se sont éteintes aussi. Elle le salue et le regarde une dernière fois, de ses grands yeux délicats, qui se sont posés un matin sur lui, un matin où il manquait des croissants, où rien n’avait d’importance à part ces croissants qu’elle était allée réchauffer. Elle repense à cela, que sa vie a basculé quelques semaines, qu’elle a rencontré ceux que le désir, doux ou sauvage, anime. Elle s’approche et dépose un baiser sur la joue du vieil homme, qui ferme les yeux et lève le bras. Elle peut partir, elle peut s’en aller, revenir d’où elle vient mais, avec elle, les souvenirs d’un ailleurs qu’elle connaît à présent. Elle s’éloigne de lui, ouvre la porte et la referme avec l’élégance qu’elle a toujours eue, elle descend les étages et la rue de nouveau la submerge de son flot agité.