Il n’y a pas grand monde dans la gare à cette heure-ci. Les guichets sont fermés, le kiosque à journaux aussi, il reste un train au départ, un autre va bientôt arriver avec un peu de retard. Elle allume une cigarette sur le quai. Sous leurs voûtes, les réverbères affolent des bestioles, elle frissonne. Prendre le train, pour aller où ? Prendre le train et aller n’importe où, loin de tout, de l’hôtel, de Marc, des patrons, du vieil homme et de sa productrice et de son jeune acteur qui sentait bon. S’en aller sans regarder en arrière, ne plus attendre que quelque chose se passe. Le train arrive, un souffle envahit le quai et la machine pénètre la gare, imposante et monolithique. Un bruit aigu écartèle l’espace et déploie de longues secondes son timbre désagréable. Les portes s’ouvrent, le chef de gare marche le long du quai. Elle voit les passagers descendre, certains ont des sacs, d’autres des valises, une dame porte un petit chien dans les bras, un couple se tient la main. Partir pour aller où ? Monter d’une enjambée, sans savoir, s’en aller, loin, disparaître même, sans laisser de traces, pour aller où ? Fuir. Se retrouver seule. Le chef de gare siffle. Les portes se referment. Le train se remet en marche. Elle regarde sa masse se mouvoir. Elle aspire une large bouffée comme si elle contribuait à l’effort du monstre mécanique.
Son téléphone vibre puis sonne, elle décroche, c’est Marc. T’es où ? Elle ne dit rien. Louise, tu m’entends ? Je suis dans le cinéma, je ne te vois pas, t’es où ? Elle ne dit toujours rien. Louise ? Je suis à la gare. Quoi ? Je suis à la gare. Mais qu’est-ce tu fais là-bas ? Je ne sais pas. Louise, ça va ? Je ne sais pas. Partir pour aller où ? Elle n’a que Marc. Je suis à la gare. Qu’est-ce tu fais là-bas ? Viens me chercher, j’ai froid. De l’autre côté du quai, les passagers montent dans le train. Partir avec eux, aller où ? Viens me chercher, j’ai froid. J’arrive, ne bouge pas. Les passagers s’installent sur les sièges. Il n’y a quasiment plus personne dans la gare, c’est le dernier départ, le chef de gare siffle, les portes se ferment, elle écrase sa cigarette, elle attend Marc, le train s’en va.
L’appartement est petit, deux pièces, une salle d’eau et une minuscule cuisine. Elle ne lui a rien dit, il ne lui a pas posé de questions, il est arrivé simplement en scooter, elle avait les larmes aux yeux, il lui a donné sa veste, elle est montée derrière lui, ils sont rentrés. Un canapé dans le salon, un lit dans la chambre, les toilettes dans la salle de bains. Elle ne pleure plus, ils ne se parlent pas, il pose les clés dans la coupelle, la clé de l’appartement et celle du scooter. Elle va aux toilettes, il se déshabille, elle sort de la salle de bains et va se coucher. Il regarde un peu la télé. Louise, tu veux qu’on parle ? Elle est couchée, elle ne lui répond pas. Il éteint la télé et vient la rejoindre. Je sais que tu es déçue, c’est pour ça que tu es triste, c’est ça, dis-moi, tu es déçue qu’ils ne t’aient pas choisie, ce n’était pas possible, tu n’as jamais joué, tu le sais bien, il ne faut pas que ça te mette dans cet état, je suis là. Il la prend dans ses bras. Elle se laisse faire. Il l’embrasse sur l’épaule, dans la nuque, elle se laisse faire. Ne sois pas déçue, je suis là. Il l’embrasse sur les lèvres. Je t’aime, tu sais, je n’ai pas envie de te perdre, c’est toi ma princesse. Il l’embrasse encore et la serre contre lui. Elle passe sa main autour de son cou, elle n’a que lui, elle n’a que Marc, elle se laisse faire, ils s’embrassent et leurs jambes s’enroulent sous les draps. Elle n’a pas envie de faire l’amour mais elle n’a que ça, elle n’a que Marc, elle est fatiguée mais il l’aime, elle se laisse embrasser, caresser, dénuder sous les draps, elle n’a que ça, elle n’a que Marc, elle se laisse faire et elle serre les doigts autour de ses poignets.
Sept petits déjeuners aujourd’hui et toujours la table du vieil homme. Elle lui sert du café et des croissants. Ils se sont dit bonjour, un bonjour froid, mêlé de sentiments diffus, d’une promesse non tenue, d’un désenchantement inexprimé, d’une solitude, presque d’un deuil. Il ne la regarde pas. Elle ne le regarde pas. Elle a à peine la force de faire tout ça, mais elle le fait parce qu’il le faut, comme d’habitude. Elle sert les clients et elle va refaire les chambres. Elle a vu d’autres personnes arriver, qui sont entrées dans la salle à manger et se sont assises autour du vieil homme. Il y a de l’agitation. Les patrons ont enregistré de nouveaux clients, il y a le régisseur et le directeur de production. Regarde, c’est marqué là, le patron a dit à sa femme. Ils ont laissé une carte, ils vont tous dormir ici, tu vas voir, même si la petite n’est pas prise, c’est bon pour les affaires, ce film. Elle fait des allers-retours entre la cuisine et la salle à manger, elle rapporte du café et des croissants. Le vieil homme ne la regarde pas, elle ne le regarde plus, elle est ailleurs, elle n’avait rien demandé, elle ne souhaitait rien, et tout s’est écroulé à cause de lui. Elle n’est plus rien pour lui, ni sa muse ni son héroïne. Il lui a fait croire qu’elle pouvait être unique mais elle n’est rien, rien qu’une petite serveuse dans un hôtel de province. Elle ne veut plus jamais le regarder. Elle le déteste d’un coup, lui et la productrice. C’est leur faute, à lui, elle, le jeune acteur et son parfum. Elle les déteste tous, toute l’équipe qui est en train d’arriver sur place pour les repérages. Elle est restée ici, dans son hôtel, sa région, ses marais, avec Marc et son scooter. Elle n’est pas partie, elle va rester là et supporter chaque matin le petit déjeuner du vieil homme, son café, ses croissants, refaire sa chambre, changer ses draps, frotter derrière ses toilettes. Elle le déteste. Elle les déteste tous. Elle va fumer une cigarette. Attends, dit la patronne, tu n’as pas fini, ils veulent encore du café et des croissants, va les servir. Elle fumera plus tard, après avoir rangé la salle à manger, après avoir refait les chambres et décrassé les lavabos, aspiré les cheveux sur les moquettes. Elle fumera plus tard face à la zone commerciale, face aux néons allumés de jour comme de nuit, face aux voitures qui n’en finissent plus de rouler. Faire du stop, pourquoi pas ? Que quelqu’un s’arrête et l’emporte loin, vers où ? Elle s’en moque, faire du stop, trouver d’autres bras, d’autres désirs et fumer des cigarettes en regardant d’autres décors. Stopper une voiture, lui demander de l’emmener loin, sur le fauteuil d’une voiture qui roule vite, qui l’emporte loin, vers le soleil. Arrêter n’importe quelle voiture et supplier le chauffeur de la conduire vers le soleil, vers la mer, là où l’horizon n’a pas de point de fuite, là où tout est plat, où aucun bâtiment ne plonge dans l’asphalte, où l’horizon serait un fil tendu entre ses rêves et le soleil. Stopper une voiture. Celle-là qui passe, la noire, la grise, la rouge, ou celle-ci, la verte avec son grand coffre, ou cette autre au toit ouvrant, qu’importe, pourvu qu’elle soit rapide et que de la musique sorte de l’autoradio. Une voiture élégante qui n’en finit plus de rouler, comme sur un tapis roulant, en express vers la mer et le soleil. Elle fume, ses pensées sont loin de l’hôtel. Marc l’a emmenée ce matin au travail, elle a vu la tête des patrons, leur graisse et leurs habits laids, il l’a réconfortée avant de partir et l’a couverte de baisers, elle s’est laissé faire, elle n’a que lui, elle n’a que Marc. Les voitures passent. Ses pensées sont ailleurs et un vieil homme va tourner un film avec une actrice qui ne sera pas elle. Marc l’a prise dans ses bras. Elle se dit que ça ne lui suffit plus. Elle veut autre chose, elle souhaite d’autres mondes tout d’un coup. Elle ne sait pas où partir et qui fuir d’ailleurs. Elle a son travail, son ami, ses patrons, son réconfort, son appartement. Elle souhaite quelque chose qu’elle ne connaît pas. Tout est là et lui échappe au même moment. Elle ne sera pas actrice, elle n’a jamais voulu l’être. Pourquoi alors cet homme lui a planté dans le cœur quelque chose qui lui fait mal ? Quelque chose qui semble dépasser les contours de son corps, de sa vie, de son appartement, de l’hôtel, quelque chose qui dérange, qu’elle ne s’explique pas. Elle a peur, peur de ne rien savoir faire, elle a peur de ne plus distinguer ce qui est bien et ce qui l’est moins, bien pour elle et pour Marc. Son corps semble déshydraté, asséché, laissé pour mort sur une côte à marée basse. Elle n’a envie de rien, ou si, voir un homme mourir, un vieil homme qui a posé un gant frais sur son front avant d’avoir fini ou même commencé son film, que cet homme n’existe plus, qu’il n’ait jamais existé, les voir disparaître lui et sa productrice, lui, elle et cet acteur. Elle a envie de ça, d’un coup, elle le souhaite, c’est idiot, c’est puissant, c’est cruel, ça n’a pas de sens, elle veut le voir mort. Il a gâché sa vie, elle ne demandait rien, il a tout gâché, en un seul jour, l’espace d’une seule nuit, il a ruiné tout ce qui la maintenait à flot, dans l’hôtel, dans l’appartement, sur le scooter de Marc, chez son père, dans le centre commercial et sur les marchés les samedis matin. Elle souhaite sa mort, ou plutôt sa non-existence. Avant qu’elle le rencontre, il n’existait pas pour elle, il n’y avait rien, maintenant qu’il est apparu, tout a changé, elle ne peut effacer de sa mémoire ce qu’il lui a dit, les espoirs qu’il a nourris en elle, et la blessure qu’elle n’attendait pas, qui enfle de plus en plus. Elle ne lui en voulait pas puis elle s’est mise à le haïr, ce vieil homme qui s’est permis de s’adresser à elle, de lui proposer quelque chose qu’il n’a pas tenu, qu’il ne pouvait pas tenir. Elle ne le savait pas mais lui le savait. Engager une inconnue qui ne sait rien faire à part le ménage, qui ne sait pas jouer. Il le savait certainement et pourtant il lui a parlé, il lui a proposé ce mirage. Il savait que cela n’aboutirait pas, quelque part il le savait. Elle lui en veut. Tout s’est déroulé si vite. La stupéfaction, le doute, la confusion, le plaisir, l’intention puis l’humiliation. Tout cela s’est passé vite. Ce vieil homme a joué avec elle, elle n’est rien pour lui, pour sa productrice et pour cet acteur. Elle n’a que Marc et son scooter. Elle est quelque chose pour lui, les patrons l’attendent chaque matin, elle représente quelque chose pour eux, et pour son père, c’est si peu, oui, peut-être mais elle est sa fille, elle n’a que ça, et ce vieil homme est arrivé avec sa gentillesse et sa naïveté feinte, face à elle et sa vraie candeur. Le voir mourir et perdre son père, voilà ce qu’elle ressent, voilà ce qu’elle redoute.