La tache formée par le café sur la nappe est immense. Elle a tout renversé. Une partie est tombée sur les genoux du vieil homme. Le café est brûlant. Elle s’excuse et repart en cuisine. Il dit que ce n’est rien, qu’il va aller se changer. Elle n’ose pas revenir en salle. Les patrons lui demandent ce qu’il s’est passé. Elle bafouille. La patronne arrive, voit la table auréolée de brun et le vieil homme debout en train d’éponger son pantalon avec une serviette. Ce n’est rien, je vais aller me changer. Mon Dieu, je suis désolée, la petite est parfois maladroite, veuillez sincèrement nous excuser. Vraiment ce n’est rien, je remonte et je reviens dans quelques instants. Installez-vous à une autre table, je vous prie. La patronne revient en cuisine, elle cherche Louise, Louise n’est pas là, elle va voir dans la cour, Louise n’y est pas, elle revient en cuisine, Louise est enfermée dans les toilettes, la patronne ne le sait pas, elle prépare d’autres croissants, elle va dresser une autre table avec une nappe propre. Louise l’entend s’affairer et grogner dans la cuisine. Elle ne bouge pas, elle est assise sur le couvercle des toilettes, elle se dit qu’elle n’a pas fait exprès, elle se dit quand même, un peu, oui, elle l’a fait exprès, exprès sans le vouloir. Un acte manqué, voilà c’est ça, elle lui a fait du mal à son échelle. Son pouvoir à elle, c’est ébouillanter avec du café chaud. Le thermos, la bouilloire, voilà ses armes, son attirail de combat. Elle reste dans les toilettes. La patronne n’en finit pas de râler, de pester contre elle. Elle va m’entendre la petite. Louise ne bouge pas. Elle aimerait aller fumer une cigarette mais elle ne bouge pas, elle entend le patron qui est descendu de son tabouret venir voir ce qu’il se passe. C’est la petite, elle a tout renversé, je te jure parfois, je ne sais pas ce qu’elle a dans la tête. C’est à cause de son père, répond le patron, elle est chamboulée, mets-toi à sa place. Ce n’est pas une raison pour brûler nos clients. Ah, laisse-la un peu la petite, son père va mourir et toi tu vas l’engueuler pour une tache de café. Louise entend tout depuis les toilettes. Elle retient cela, son père va mourir. Elle ne bouge pas. Les patrons sortent de la cuisine, elle ouvre la porte des toilettes et part vite dans la cour. Elle allume une cigarette et regarde la zone commerciale.
La veille au soir, elle a téléphoné à l’hôpital, elle n’a pas pu lui parler, ils lui ont dit que l’attaque était sérieuse, qu’une infection s’était répandue dans les poumons, qu’il fallait qu’il reste encore en soins intensifs. Elle aurait bien voulu le voir même quelques minutes seulement. En fumant sa cigarette, elle se dit, comme a dit le patron, qu’il va mourir, que ce sera fini, qu’elle sera toute seule, qu’elle héritera de la maison, elle, sa seule fille, son seul enfant, et qu’ils pourront s’installer, Marc et elle, dans la grande maison. Elle pense à tout cela, très vite, et les idées s’enchaînent, butent les unes contre les autres comme si son père était déjà mort. Ils pourront dormir dans son grand lit, et leur enfant dormira dans son ancienne chambre, et elle s’occupera bien de la maison, et ils auront d’autres enfants, et ils pourront, s’ils économisent assez d’argent, s’ils revendent la maison, pourquoi pas, retaper le vieux manoir près de la colline des mimosas. Tout cela va trop vite. Elle allume une autre cigarette, son père mort à l’esprit. Elle pense à tout ce qu’il y aura après, la maison, l’héritage, la tête lui tourne.
Elle entend un bruit, la porte de derrière s’ouvre, c’est le patron. Alors petite, ça va ? Elle ne répond rien et écrase sa cigarette. Tu sais, tu pourras partir plus tôt aujourd’hui, je m’en occupe. Il pose sa main, sa grosse main couverte de poils sur son épaule. Ça va s’arranger pour ton père, j’en suis sûr. Il s’approche d’elle et laisse sa main lourde sur le tissu de son chemisier fleuri. Il est tout proche. Elle peut sentir l’odeur de son corps. Il la regarde fixement, elle baisse les yeux. Il faut que j’y retourne. Elle se déplace et se libère de l’emprise du vieux patron. Pour cela, elle force un peu le passage et sa poitrine effleure son bras couvert de poils, elle l’a senti, elle se dit que lui aussi, c’est obligé, il a dû sentir l’effleurement de son sein contre son bras. Elle retourne en cuisine et sent qu’un regard sordide s’attarde sur ses fesses.
Marc ne dit rien, elle non plus. Ils se sont retrouvés sur le bord de l’avenue. Le patron l’a laissée partir plus tôt. Ce midi, il se charge du service. Elle hésite. J’ai peur maintenant, je ne sais plus si je veux le voir. Marc essaye de la persuader d’y aller. Tu dois le faire. Je ne sais pas. Si, vas-y et, si ça ne te dérange pas, pendant ce temps j’irai au casting des figurants, ça ne te dérange pas, hein ? Non, non bien sûr, ils auront sûrement un rôle pour toi. Tu es ironique, tu te moques de moi, c’est ça ? Non, sincèrement, j’espère qu’ils auront un petit rôle pour toi, même juste une silhouette, il paraît que c’est comme ça qu’on dit dans le métier, une silhouette, on est tous des silhouettes, pas vrai Marc ? Des silhouettes dans le lointain, un peu floues et perdues, comme des dessins pas finis, ou mal effacés, qui hésitent entre l’oubli et la présence, c’est ça, des silhouettes. Mais qu’est-ce que tu racontes, Louise ? Rien, je ne dis rien, je pense à voix haute, j’ai peur d’aller voir mon père et, toi, tu ne proposes pas de m’accompagner, c’est tout. Mais il fallait me le dire. Eh bien, voilà je te le dis, j’aurais voulu que tu y penses tout seul, va au casting des figurants, c’est bien plus intéressant. Arrête, Louise, ne dis pas ça. Qu’est-ce que tu veux que je fasse à l’hôpital ? Dis-moi ? Je ne pourrai même pas entrer dans ce service, et tu sais que je n’aime pas ça les hôpitaux, ne m’en veux pas, j’espère qu’il va aller mieux. Elle fait une petite moue. Peut-être, peut-être pas. Tu ne penses pas à l’héritage alors, et à la maison ? Quoi ? Oui, tout ce qui me reviendrait. Mais qu’est-ce que tu racontes ? Tu crois que je pense à ça, tu penses que je songe une minute à ça ? Je ne sais pas, peut-être. Si on revend la maison, on sera un peu riches, on pourra retaper le manoir et faire des chambres d’hôtes, il y aura un chien et des toboggans pour les enfants. Marc fronce les sourcils. De quoi parles-tu ? Et un thème pour chaque chambre, une salle pour les mariages, un grand jardin, on pourra les accueillir, ils seront bien, et nous aussi. Qu’est-ce que tu racontes ? Tu es folle ma parole, va voir ton père, je ne comprends rien à ce que tu dis, tes histoires de maison et de manoir, de chien et de toboggans, je te laisse, je vais au casting, il faut que j’aille mettre mon costume. Oui, c’est ça, vas-y, on se voit ce soir. Marc redémarre son scooter et fait gicler quelques graviers. Elle le regarde s’en aller.
Elle pense à leur manoir, tout ça n’a pas de sens, son père n’est pas mort, ça n’a pas de sens de penser à cela. Elle a peur d’aller le voir, de voir son visage et de sentir l’odeur de l’hôpital, d’errer dans les couloirs, d’avoir à repérer les signaux de couleur, les numéros des bâtiments, les numéros des chambres, croiser des infirmières, ouvrir la porte, voir le visage de son père, à moitié mort.
Il a fallu qu’elle dépose ses affaires dans un vestiaire. On lui a remis une blouse qu’elle a nouée dans son dos. Elle a mis des chaussons et un bonnet fin, elle est passée par un sas, a longé plusieurs chambres, vu plusieurs patients jusqu’au numéro 8, celui de son père qui était là sur son lit, des appareils autour de lui. Il respirait faiblement et semblait dormir. Elle s’est assise sur une chaise à côté de lui. Elle a attendu sans rien dire. Une infirmière est venue contrôler une machine et régler une perfusion. Elle n’a rien dit, elle regardait son père, le visage pâle, froid, les paupières closes, la bouche fermée, elle ne pensait à cet instant qu’à lui, en tant qu’homme, qu’être humain, elle ne pensait pas à la maison, ni à Mme Taine, ni à l’hôtel, ni à ses patrons, ni même à Marc qui ne l’avait pas accompagnée. Elle ne voyait que le visage d’un vieil homme qui avait bientôt fini sa vie, une machine vivante qui allait s’éteindre. Elle distinguait les petites rides autour de ses yeux, l’assèchement de la peau à la commissure de ses lèvres, les poils du nez qui ressortaient des narines en fines arabesques, ses épaules dénudées qui laissaient apparaître sa peau distendue, flasque, fripée comme un tissu ancien, et les veines qu’elle observait sur chaque centimètre carré de son épiderme, des méandres bleus et violacés, des canaux sans fin qui parfois disparaissaient sous un pli. Elle ne regardait que cela, un vieil homme, et elle le regardait comme elle ne l’avait jamais fait, aussi près, aussi longtemps, avec autant d’attention. Elle se disait qu’elle ne l’avait jamais vu. Jamais de sa vie elle n’avait regardé son père. Et il était là, sous ses yeux, à sa disposition. Sa vie entière se résumait à cet instant. Elle absorbait ce moment, elle s’en imprégnait doucement. Elle est restée de longues minutes comme cela, et l’odeur de l’hôpital est revenue. Les machines faisaient de légers bruits mécaniques. Elle a eu froid. Elle lui a effleuré la main, elle l’a encore regardé. Elle est sortie, a retiré sa blouse et ses chaussons, déposé sa coiffe dans la poubelle. Elle est sortie, est passée devant la cafétéria et le vendeur de journaux, a croisé d’autres malades, certains en fauteuil et d’autres qui marchaient lentement en tenant à la main leur perfusion. Elle a allumé une cigarette, a regardé le bitume du parking, les voitures alignées, la barrière de l’entrée. Et les larmes se sont mises à couler.