Je me suis endormie. Oh non… et je n’ai pas nettoyé le vomi sur les escaliers. J’ai laissé mes vêtements dans l’entrée. Oh non, oh non.
J’enfile un pantalon de jogging et un T-shirt. Quand j’ouvre la porte, Cathy vient d’arriver juste derrière. En me voyant, elle prend un air horrifié.
— Mais qu’est-ce qui t’est arrivé ? s’exclame-t-elle avant de lever une main. En fait, non, Rachel, désolée, mais je n’ai même pas envie de savoir. Je ne peux pas tolérer ça chez moi. Je ne peux pas tolérer…
Sa voix s’éteint, mais elle s’est tournée vers l’entrée, vers les marches.
— Je suis désolée, je balbutie. Vraiment, je suis désolée, c’est juste que j’ai été très malade mais je comptais nettoyer…
— Sauf que tu n’étais pas malade, pas vrai ? Tu étais ivre. Tu avais la gueule de bois. Je suis désolée, Rachel, mais ce n’est pas possible. Je ne peux pas vivre comme ça. Il faut que tu t’en ailles, d’accord ? Je vais te laisser quatre semaines pour trouver un autre logement, mais, après ça, il faudra que tu t’en ailles.
Elle tourne les talons et part vers sa chambre.
— Et pour l’amour de Dieu, nettoie-moi ça.
Et elle claque la porte derrière elle.
Une fois que j’ai fini de nettoyer, je retourne dans ma chambre. La porte de Cathy est toujours fermée, mais je sens sa rage silencieuse irradier jusqu’ici. Je ne peux pas lui en vouloir. Moi aussi, je serais furieuse si, en rentrant chez moi, je trouvais des sous-vêtements trempés de pisse et une flaque de vomi dans l’escalier. Je m’assois sur le lit et j’ouvre mon ordinateur portable. Je me connecte à mon compte de messagerie et je commence à rédiger un e-mail à ma mère. Je crois que, cette fois, le moment est venu. Il faut que je lui demande de l’aide. Si je retournais vivre à la maison, ça ne pourrait pas continuer comme ça, je serais bien obligée de changer, de me soigner. Mais je n’arrive pas à trouver les bons mots, la bonne façon de lui expliquer tout cela. Je vois déjà la tête qu’elle fera en lisant ma supplication, sa déception amère, son exaspération. Je peux presque l’entendre soupirer.
Mon téléphone émet un bip. Il y a un message, reçu des heures plus tôt. C’est encore Tom. Je n’ai pas envie de savoir ce qu’il a à me dire, mais je n’ai pas le choix, je ne peux pas l’ignorer. Mon cœur s’accélère tandis que je compose le numéro de ma boîte vocale, m’attendant au pire.
— Rachel, tu peux me rappeler, s’il te plaît ?
Il ne semble plus aussi fâché que tout à l’heure et mon cœur s’apaise légèrement.
— Je veux juste m’assurer que tu es bien rentrée chez toi. Tu étais dans un sale état, hier soir.
Un long soupir compatissant.
— Écoute, je suis désolé d’avoir crié, hier, je suis désolé que ça soit allé… un peu loin. Je suis désolé pour toi, Rachel, je t’assure, mais il faut vraiment que ça s’arrête.
J’écoute une seconde fois son message et la bonté dans sa voix, et les larmes commencent à couler. Il me faut un bon bout de temps avant de pouvoir me calmer et de réussir à composer un texto pour Tom : « Je suis désolée, je suis rentrée. » Je ne peux rien dire de plus parce que je ne sais même pas pourquoi je suis désolée. Je ne sais pas ce que j’ai fait à Anna, comment je lui ai fait peur. Très honnêtement, ça m’est un peu égal, mais je ne veux pas faire de peine à Tom. Après tout ce qu’il a traversé, il mérite d’être heureux. Je préférerais juste que ça puisse être avec moi.
Je m’allonge sur le lit et je me glisse sous la couette. Je voudrais comprendre ce qui s’est passé ; si seulement je savais pourquoi je dois être désolée. J’essaie désespérément de trouver un sens à un morceau furtif de souvenir. Je suis presque sûre que je me suis disputé avec quelqu’un, ou que j’ai vu une dispute. Est-ce que c’était avec Anna ? Je tâte la blessure sur mon crâne, puis la coupure sur ma lèvre. J’arrive presque à voir, à distinguer les mots, mais le souvenir m’échappe une nouvelle fois. Je suis incapable de m’y accrocher. Chaque fois que je crois pouvoir le saisir, il recule dans les ténèbres, hors de portée.
MEGAN
Mardi 2 octobre 2012
Matin
Il va bientôt pleuvoir. Je le sens. J’ai les dents qui claquent et le bout des doigts tout blanc, avec une touche de bleu. Je ne veux pas rentrer. J’aime bien être dehors, c’est cathartique, purifiant, comme un bain d’eau glacée. Scott va bientôt venir me porter jusqu’à la chambre, de toute façon. Il m’enveloppera dans les couvertures, comme un enfant.
J’ai fait une crise d’angoisse en rentrant à la maison, hier soir. Il y avait une moto qui n’arrêtait pas de faire rugir son moteur, encore et encore, et une voiture rouge qui roulait lentement sur la route et, sur le trottoir, deux femmes avec des poussettes qui me bloquaient le passage. Je n’avais pas la place de les doubler, alors je suis descendue sur la chaussée et j’ai failli être renversée par une voiture qui arrivait en sens inverse et que je n’avais pas vue. Le conducteur a klaxonné et m’a crié quelque chose. Je n’arrivais plus à reprendre mon souffle, j’avais le cœur qui battait à tout rompre et j’ai senti mon estomac se tordre, comme quand on vient juste de prendre un cacheton et qu’on sait qu’on va bientôt planer, cette poussée d’adrénaline qui vous donne la nausée, qui vous rend à la fois excité et effrayé.
J’ai couru jusque chez moi, j’ai traversé la maison et je suis allée au bout du jardin, près de la voie ferrée, et je me suis assise là pour attendre le train, attendre que son vacarme me traverse et balaie tous les autres bruits. J’ai attendu que Scott vienne me calmer, mais il n’était pas là. J’ai essayé d’escalader le grillage, j’avais envie de m’asseoir de l’autre côté un petit moment, là où personne ne va jamais. Je me suis coupée à la main, alors je suis repartie à l’intérieur, et c’est là que Scott est rentré et qu’il m’a demandé ce qui s’était passé. Je lui ai dit que j’avais lâché un verre en faisant la vaisselle. Il ne m’a pas crue et il s’est vraiment fâché.
Je me suis relevée dans la nuit et, pendant que Scott dormait, je me suis glissée sur le balcon. J’ai composé son numéro et j’ai écouté sa voix quand il a répondu, d’abord toute douce, endormie, puis plus forte, méfiante, inquiète, exaspérée. J’ai raccroché et j’ai attendu de voir s’il me rappelait. Je n’avais pas appelé en numéro caché, alors je me suis dit que c’était possible. Mais non, alors j’ai rappelé, encore et encore et encore. J’ai fini par tomber sur sa messagerie où, avec sa voix monocorde de professionnel, il m’a promis de me rappeler dès que possible. J’ai songé à appeler le cabinet pour avancer mon prochain rendez-vous, mais je ne pense pas que le serveur vocal soit allumé en pleine nuit, alors je suis allée me recoucher. Je n’ai pas fermé l’œil.
Je vais peut-être aller faire un tour dans la forêt de Corly ce matin, prendre quelques photos ; dans cette ambiance, avec la brume et l’obscurité, je devrais pouvoir réaliser de bons clichés. J’ai eu l’idée de créer des cartes postales, peut-être, et d’essayer de les vendre dans la boutique de souvenirs de Kingly Road. Scott n’arrête pas de dire que je n’ai pas à m’inquiéter pour le travail, que j’ai juste besoin de me reposer. Comme si j’étais infirme ! Me reposer, c’est bien la dernière chose dont j’ai besoin. J’ai surtout besoin de trouver de quoi remplir mes journées. Je ne sais pas ce qui va se passer si je n’y arrive pas.
Soir
Cet après-midi, le Dr Abdic (Kamal, comme il m’a dit de l’appeler) m’a suggéré de commencer à tenir un journal intime. J’ai failli répondre : je ne peux pas, je suis sûre que mon mari le lira dans mon dos. Je me suis retenue parce que ça me semblait terriblement déloyal envers Scott. Mais c’est vrai. Je ne pourrais jamais mettre par écrit ce que je ressens réellement, ce que je pense ou ce que je fais. La preuve : quand je suis rentrée, ce soir, mon ordinateur portable était tiède. Il sait effacer l’historique du navigateur Internet et tout ça, il sait couvrir ses traces, mais je sais que j’avais éteint l’ordinateur avant de partir. Il a recommencé à lire mes mails.