Ça me manque, cette façon d’être quand il n’y avait que nous deux, Ben et moi. On n’avait peur de rien.

J’ai parlé de Ben à Kamal, mais on commence à se rapprocher du reste, maintenant, de la vérité, toute la vérité – ce qui s’est passé avec Mac, avant, après. Je ne cours aucun risque avec Kamal, il ne pourra rien dire à personne à cause du secret médical.

Mais, même s’il le pouvait, je ne pense pas qu’il le ferait. Je lui fais vraiment confiance. C’est drôle, mais ce qui m’empêche de tout lui raconter, ce n’est pas la peur de ce qu’il en ferait, ni la peur qu’il me juge, non, c’est Scott. J’aurais l’impression de trahir Scott si je confiais à Kamal quelque chose que je ne peux pas lui confier, à lui. Quand on pense aux autres choses que j’ai faites, toutes ces trahisons, ça devrait n’être qu’une goutte d’eau, et pourtant. D’une certaine manière, ça me paraît pire, parce que ça, c’est la vraie vie, c’est ce qu’il y a au plus profond de moi, et je ne le partage même pas avec lui.

Je garde encore des choses pour moi parce que, évidemment, je ne peux pas expliquer tout ce que je ressens. Je sais que c’est censé être le principe d’une thérapie, mais je n’y arrive pas. Je me force à rester vague, à mélanger les hommes, les amants et les ex-copains, mais je me répète que ce n’est pas grave, parce que ce n’est pas eux, l’important. L’important, c’est ce qu’ils provoquent en moi. Leur présence me rend oppressée, fébrile, affamée. Pourquoi ne puis-je pas avoir ce que je veux ? Pourquoi ne peuvent-ils pas me donner ce que je veux ?

Parfois, ils y parviennent. Parfois, je n’ai besoin que de Scott. Si j’apprends à retenir ce sentiment, celui que j’éprouve en ce moment même – si j’arrive à comprendre comment me concentrer sur ce bonheur-là, comment apprécier l'instant présent sans me demander d’où viendra la prochaine excitation –, alors tout ira bien.

Soir

Quand je suis avec Kamal, il faut que je me concentre. J’ai du mal à ne pas laisser vagabonder mon esprit quand il m’observe avec ses yeux de fauve, quand il joint les mains sur ses genoux, ses longues jambes croisées devant lui. C’est difficile de ne pas penser à ce qu’on pourrait faire ensemble.

Il faut que je me concentre. On a parlé de ce qui s’est passé après l’enterrement de Ben, après ma fugue. Je suis restée quelque temps à Ipswich, pas très longtemps. C’est là que j’ai rencontré Mac, la première fois. Il travaillait dans un pub, quelque chose comme ça. Il m’a ramassée en revenant du boulot. Il a eu pitié de moi.

— Il ne voulait même pas… vous voyez, dis-je en riant. On est allés à son appartement, je lui ai demandé de l’argent, et il m’a regardée comme si j’étais cinglée. Je lui ai dit que j’avais l’âge, mais il ne m’a pas crue. Alors il a attendu, si, je vous jure, il a attendu mes seize ans. Entre-temps, il s’était installé dans une vieille maison près de Holkham. Un vieux cottage en pierre au bout d’un chemin qui ne menait nulle part, avec un petit terrain autour, à huit cents mètres de la plage. Une voie ferrée désaffectée longeait un des côtés de la propriété. La nuit, je restais éveillée – j’étais toujours défoncée à cette époque, on fumait beaucoup – et j’imaginais que j’entendais les trains. J’en étais persuadée parfois, au point de me lever et de sortir pour chercher les lumières.

Kamal remue sur sa chaise et hoche lentement la tête. Il ne répond pas. Ça veut dire qu’il veut que je continue de parler.

— J’étais très heureuse là-bas, au final, avec Mac. J’ai vécu avec lui pendant… à peu près trois ans, je crois, en tout. J’avais… dix-neuf ans quand je suis partie. C’est ça, dix-neuf ans.

— Et pourquoi êtes-vous partie, si vous étiez heureuse ? me demande-t-il.

Nous y voilà, on y est arrivés plus tôt que je ne le pensais. Mais je n’ai pas eu le temps de tout examiner, de m’y préparer. Je ne peux pas. C’est trop tôt.

— Mac m’a quittée. Il m’a brisé le cœur, dis-je.

Et c’est la vérité, mais c’est aussi un mensonge. Je ne suis pas encore prête à dire toute la vérité.

Quand je rentre, Scott n’est pas là, alors j’ouvre mon ordinateur portable et, pour la toute première fois, je le cherche sur Google. Pour la première fois en dix ans, je cherche Mac. Mais je ne le trouve pas. Il y a des centaines de Craig McKenzy dans le monde, et aucun d’entre eux n’a l’air d’être le mien.

Vendredi 8 février 2013

Matin

Je marche dans les bois, je me suis levée bien avant les premiers rayons de soleil, et l’aube se lève à peine. Il règne un silence de mort à l’exception des soudains gazouillis des hirondelles au-dessus de ma tête, de temps en temps. Je les sens m’observer de leurs yeux perçants, calculateurs. Une nuée d’hirondelles. Passe, passe, passera, la dernière y restera. Nous l’attraperons, la p’tite hirondelle…

Il n’est pas né, celui qui m’attrapera.

Scott n’est pas là, il est en déplacement quelque part dans le Sussex pour le travail. Il est parti hier matin et ne sera pas de retour avant ce soir. Je peux faire ce que je veux.

Avant qu’il parte, j’ai dit à Scott que j’irais au cinéma avec Tara après ma séance. Je lui ai dit que j’éteindrais mon téléphone. J’ai prévenu Tara qu’il risquait de l’appeler pour vérifier et, cette fois, elle m’a demandé ce que je fabriquais. Je me suis contenté d’un clin d’œil et d’un sourire, et elle a ri. Elle m’a l’air très seule, je me suis dit que ça ne pouvait pas lui faire de mal, un peu de mystère.

Pendant ma séance avec Kamal, on a discuté de Scott, de l’incident avec l’ordinateur. C’était il y a une semaine environ. J’ai fait des recherches pour trouver Mac – plusieurs fois, je voulais juste savoir où il se trouvait, où il en était de sa vie. Tout le monde a sa photo sur Internet, de nos jours, et j’avais juste envie de voir son visage. Je n’ai pas réussi. Je me suis couchée tôt ce soir-là. Scott est resté regarder la télévision, et j’avais oublié d’effacer l’historique de mon navigateur. Une erreur stupide : d’habitude, c’est la dernière chose que je fais avant d’éteindre l’ordinateur, quoi que j’y aie cherché. Je sais que Scott a des trucs pour trouver ce que je fais quand même, vu qu’il s’y connaît en informatique, mais ça lui prend plus de temps, alors il a tendance à laisser tomber.

Bref, cette fois-là, j’ai oublié. Le lendemain, on a eu une dispute. Une de celles qui laissent des traces. Il exigeait de savoir qui était Craig, depuis combien de temps je le voyais, où on s’était rencontrés, ce qu’il m’apportait de plus que lui. Bêtement, je lui ai dit que c’était un ami de mon passé, mais ça n’a fait qu’empirer les choses. Kamal m’a demandé si j’avais peur de Scott, et ça m’a rendue furieuse.

— C’est mon mari, ai-je craché. Bien sûr que non, je n’ai pas peur de lui !

Kamal a eu l’air choqué. Après tout, je me suis choquée moi-même. Je n’avais pas imaginé la force de ma colère, l’ampleur de mon instinct de protection envers Scott. Ça m’a surprise, moi aussi.

— Malheureusement, il existe beaucoup de femmes qui ont peur de leur mari, Megan.

J’ai essayé de dire quelque chose, mais il a levé une main pour m’arrêter.

— Le comportement que vous décrivez, lire vos mails, regarder votre historique Internet… vous décrivez ça comme si c’était anodin, comme si c’était normal. Mais ça ne l’est pas, Megan. Une telle intrusion dans la vie privée de quelqu’un d’autre, ce n’est pas normal. C’est souvent compris comme une forme de violence psychologique.

À ce moment-là, j’ai ri, parce que c’était un peu trop mélodramatique.

— Ce n’est pas de la violence, ai-je dit. Pas quand on s’en fiche. Et je m’en fiche. Complètement.

Il m’a souri. Un sourire triste.

— Vous ne pensez pas que c’est dommage ?

J’ai haussé les épaules.

— Si, peut-être, mais le fait est que je m’en fiche. Il est jaloux et possessif, c’est comme ça. Ça ne m’empêche pas de l’aimer, et ça ne vaut pas la peine de se disputer pour ces choses-là. Je fais attention – enfin, d’habitude. J’efface mes traces, alors, le plus souvent, le problème ne se pose pas.


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