C’est peut-être ça. C’est peut-être à ce moment que les choses ont commencé à aller de travers, quand j’ai cessé de nous voir comme un couple, et que je ne nous ai plus considérés que comme une famille. Après ça, une fois que j’ai eu cette image en tête, n’être que nous deux n’a plus jamais été suffisant. Est-ce que c’est à partir de là que Tom s’est mis à me regarder différemment, sa déception réfléchissant la mienne ? Après tout ce qu’il a abandonné pour moi, pour que nous puissions être ensemble, je lui ai laissé croire qu’il ne me suffisait pas.

Je laisse les larmes couler jusqu’à Northcote, puis je me reprends, je m’essuie les yeux et, au dos de la lettre de Cathy, je commence à rédiger une liste de choses à faire aujourd’hui :

– Bibliothèque Holborn

– E-mail maman

– E-mail Martin, recommandation ??

– Trouver groupe AA (centre Londres, Ashbury)

– Dire à Cathy pour le travail ?

Quand le train s’arrête au feu, je lève la tête et je vois Jason sur son balcon, face au train. J’ai l’impression qu’il me regarde droit dans les yeux et, c’est très étrange, j’ai la sensation qu’il m’a déjà regardée ainsi, qu’il m’a déjà vue, vraiment vue. Je l’imagine me sourire et, sans comprendre pourquoi, cela me fait peur.

Il se détourne et le train repart.

Soir

Je suis aux urgences de l’hôpital universitaire. Je me suis fait renverser par un taxi en traversant Gray’s Inn Road. Et je tiens à préciser que j’étais sobre comme un chameau, même si je n’étais pas dans mon état normal : j’étais distraite, presque paniquée. J’ai une coupure de deux centimètres de long au-dessus de mon œil droit, et un interne très beau est en train de me recoudre. Il est trop brusque, trop froid pour moi. Quand il a fini, il remarque la bosse sur ma tête.

— Elle n’est pas récente, lui dis-je.

— Elle n’a pas l’air bien vieille.

— Non, mais elle n’est pas d’aujourd’hui.

— Vous étiez dans les tranchées, c’est ça ?

— Je me suis cognée en entrant dans une voiture.

Il m’examine la tête une bonne poignée de secondes avant de commenter :

— Ah oui ?

Il recule pour me regarder dans les yeux.

— Ça n’en a pas l’air. On dirait plutôt que quelqu’un vous a frappée avec quelque chose.

Je me sens soudain engourdie. Je me souviens de m’être baissée pour éviter un coup, je me souviens d'avoir levé les bras. Est-ce que c’est un vrai souvenir ? Le docteur se rapproche à nouveau et observe plus attentivement la blessure.

— Un objet aiguisé, dentelé peut-être…

— Non, dis-je. C’était une voiture. Je me suis cogné la tête en entrant dans une voiture.

Je ne sais pas si c’est lui que j’essaie de convaincre ou moi.

— D’accord.

Il me sourit et recule, puis se penche pour trouver mon regard.

— Est-ce que tout va bien…

Il s’interrompt le temps de consulter sa fiche.

— … Rachel ?

— Oui.

Il me dévisage longtemps ; il ne me croit pas. Il est préoccupé. Il pense peut-être que je suis une femme battue.

— Bon, je vais quand même nettoyer la plaie parce qu’elle n’est pas jolie à voir. Y a-t-il quelqu’un que je peux appeler pour vous ? Votre mari ?

— Je suis divorcée.

— Quelqu’un d’autre, alors ?

Il n’en a rien à faire que je sois divorcée.

— Une amie, oui, merci. Elle va s’inquiéter, sinon.

Je lui donne le nom de Cathy et son numéro. Cathy ne va pas s’inquiéter – je ne suis même pas encore en retard –, mais j’espère que, en apprenant que je me suis fait renverser par un taxi, elle aura pitié de moi et qu’elle me pardonnera pour hier. Mais elle va sûrement croire que, s’il y a eu un accident, c’est parce que j’étais ivre. Je voudrais bien demander au docteur s’il peut me faire une prise de sang ou autre chose pour prouver ma sobriété. Je lui souris mais il ne me regarde pas, il prend des notes. De toute façon, c’est ridicule comme idée.

C’était ma faute, le chauffeur de taxi n’y est pour rien. J’ai foncé devant le taxi – je me suis presque jetée sous ses roues, d’ailleurs. Je ne sais pas où je pensais me précipiter ainsi. Je ne pensais pas du tout, j’imagine, en tout cas pas à moi. Je pensais à Jess. Qui ne s’appelle pas Jess, elle s’appelle Megan Hipwell, et elle a disparu.

J’étais à la bibliothèque de Theobald’s Road. Je venais d’envoyer un e-mail à ma mère avec mon compte Yahoo (je ne lui ai rien dit de significatif, c’était plutôt un message pour tâter le terrain, histoire d’évaluer ses sentiments maternels à mon égard en ce moment). Sur la page d’accueil de Yahoo, on trouve des faits divers sélectionnés selon son code postal – Dieu seul sait comment ils connaissent mon code postal, mais bon. Et j’ai vu une photo d’elle, de Jess, ma Jess, la parfaite jeune femme blonde. À côté, un gros titre annonçait : DISPARITION D’UNE FEMME À WITNEY.

Au début, je n’étais pas sûre que ce soit elle. Elle lui ressemblait, elle avait exactement le même visage qu’elle a dans ma tête, mais je ne me faisais pas confiance. Puis j’ai lu l’histoire, j’ai vu le nom de la rue, et j’en ai eu la confirmation.

« L’inquiétude ne cesse de croître dans les locaux de la police du Buckinghamshire au sujet de la disparition d’une femme de vingt-neuf ans, Megan Hipwell, résidant Blenheim Road, à Witney. Mme Hipwell a été vue pour la dernière fois samedi soir aux alentours de dix-neuf heures par son mari, Scott Hipwell, alors qu’elle quittait le domicile pour se rendre chez une amie. D’après M. Hipwell, une telle disparition « n’est pas du tout dans ses habitudes ». Mme Hipwell était vêtue d’un jean et d’un T-shirt rouge. Elle mesure un mètre soixante-deux et est de corpulence mince, avec des cheveux blonds et des yeux bleus. Nous demandons à toute personne qui aurait une information concernant Mme Hipwell de contacter la police du Buckinghamshire. »

Elle a disparu. Jess a disparu. Megan a disparu. Depuis samedi. J’ai fait une recherche sur Google, mais l’histoire n’apparaît que dans le Witney Argus, et ce dernier ne donne aucun détail supplémentaire. J’ai repensé à Jason – à Scott – ce matin, sur son balcon, qui m’a regardée, qui m’a souri. J’ai attrapé mon sac, je me suis levée et j’ai couru hors de la bibliothèque, sur la route, sur le chemin d’un taxi noir.

— Rachel ? Rachel ?

Le beau médecin essaie d’attirer mon attention.

— Votre amie est arrivée.

MEGAN

Jeudi 10 janvier 2013

Matin

Parfois, je n’ai envie d’aller nulle part, j’ai l’impression que je serais heureuse de n’avoir plus jamais à remettre les pieds dehors. Même le travail ne me manque pas. J’ai juste envie de rester à l’abri, au chaud dans mon cocon avec Scott, sans personne pour venir me déranger.

D’autant plus qu’il fait sombre et froid, et que la météo est pourrie. Il pleut sans interruption depuis des semaines – une pluie battante, glaciale, amère, avec le vent qui hurle dans les arbres, si fort qu’il en noie le bruit des trains. Je ne les entends plus passer sur les rails, à m’attirer avec ce rêve d’horizons inconnus.

Aujourd’hui, je n’ai envie d’aller nulle part, je n’ai pas envie de m’enfuir, je n’ai même pas envie d’aller au bout de la rue. J’ai envie de rester là, enfermée avec mon mari, à manger de la glace devant la télé après l’avoir appelé au travail pour qu’il rentre plus tôt et qu’on fasse l’amour au milieu de l’après-midi.

Bien sûr, je serai obligée de sortir tout à l’heure car c’est le jour de ma séance avec Kamal. Ces derniers temps, je lui parle de Scott, de tout ce que j’ai fait de mal, de mes échecs en tant qu’épouse. Kamal dit qu’il faut que je trouve le moyen de me rendre heureuse, que j’arrête de chercher le bonheur ailleurs. Et c’est vrai, je le sais bien, mais, dès que je me retrouve face à une tentation, je pense : et puis merde, la vie est trop courte.

Je me rappelle cette fois où on est allés en famille à Santa Margherita pour les vacances de Pâques. Je venais d’avoir quinze ans et j’ai rencontré un type sur la plage, beaucoup plus âgé que moi – la trentaine, au moins, peut-être même quarante ans –, et il m’a invitée à aller faire du bateau le lendemain. Ben était avec moi et il a été invité, lui aussi, mais (en bon grand frère protecteur) il m’a dit qu’on ferait mieux de ne pas accepter parce qu’il ne faisait pas confiance à ce type, que c’était un vieux pervers. Il avait raison, évidemment, mais j’étais furieuse. Quand est-ce qu’on aurait de nouveau la chance de naviguer sur la mer Ligure à bord d’un yacht privé ? Ben m’a répondu qu’on aurait des tas d’opportunités de ce genre, que notre vie regorgerait d’aventures. Au final, nous n’y sommes pas allés et, cet été là, Ben a perdu le contrôle de sa moto sur l’A10. Nous ne sommes jamais montés ensemble sur un bateau, lui et moi.


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