— Est-ce que je pourrais avoir un verre d’eau ?

Gaskill s’est levé et a quitté la pièce, ce qui n’était pas vraiment ce que j’avais espéré. Riley n’a rien dit, elle a continué de me dévisager, l’ombre d’un sourire sur les lèvres. Incapable de soutenir son regard, j’ai baissé les yeux vers la table, puis j’ai examiné la pièce autour de moi. Je savais que c’était une tactique : elle gardait le silence pour me mettre si mal à l’aise que je me sentirais obligée de dire quelque chose, même si je n’en avais pas envie.

— Nous avions des choses à régler, ai-je répondu. Des affaires privées.

C’était beaucoup trop pompeux, j’avais l’air ridicule. Riley a soupiré. Je me suis mordu la lèvre, décidée à ne rien dire de plus tant que Gaskill ne serait pas revenu dans la pièce. Au moment où il est entré pour poser un verre d’eau trouble devant moi, Riley a pris la parole :

— Des affaires privées ? a-t-elle répété.

— Tout à fait.

Riley et Gaskill ont échangé un regard. Je ne savais pas si c’était de l’irritation ou de l’amusement. Je sentais la sueur s’accumuler sur ma lèvre supérieure. J’ai pris une gorgée d’eau ; elle avait un goût de poussière. Gaskill a trié les papiers devant lui avant de les mettre de côté, comme s’il n’en avait plus besoin, ou comme si ce qui y figurait ne l’intéressait pas tant que ça.

— Madame Watson, la… hum… la nouvelle femme de votre ex-mari, madame Anna Watson, nous a communiqué son inquiétude à votre sujet. Elle nous a confié que vous l’importunez, elle, que vous importunez son mari, que vous venez chez eux à l’improviste, qu’à une occasion…

Gaskill s’est à nouveau penché sur ses notes, mais Riley l’a interrompu :

— Qu’à une occasion vous êtes entrée par effraction chez monsieur et madame Watson, et que vous avez pris leur bébé, leur nouveau-née.

Un trou noir s’est ouvert au milieu de la pièce pour m’engloutir.

— Ce n’est pas vrai ! me suis-je écriée. Je n’ai pas pris… Ça ne s’est pas passé comme ça, c’est faux. Je n’ai pas… je ne l’ai pas prise.

Mes nerfs ont lâché à ce moment-là, je me suis mise à trembler et à pleurer, et j’ai dit que je voulais partir. Riley a repoussé sa chaise pour se lever, elle a haussé les épaules à l’intention de Gaskill, puis elle a quitté la pièce. Gaskill m’a tendu un mouchoir.

— Vous pouvez partir quand vous voulez, madame Watson. C’est vous qui êtes venue nous voir.

Il m’a souri, un sourire désolé. Je l’ai beaucoup aimé, à cet instant, j’ai eu envie de lui prendre la main pour la serrer, mais je me suis retenue, parce que ç’aurait été bizarre.

— Je pense que vous avez encore des choses à me dire, a-t-il ajouté.

Et je l’ai aimé encore plus, parce qu’il a dit « me », et pas « nous ». Il s’est levé et m’a accompagnée jusqu’à la porte.

— Vous devriez peut-être faire une pause, vous dégourdir les jambes. Allez vous prendre quelque chose à manger. Quand vous serez prête, vous pourrez revenir tout me raconter.

Je comptais laisser tomber et rentrer chez moi. En marchant vers la gare, j’étais prête à tourner le dos à toute cette histoire. Puis j’ai repensé à ce trajet en train chaque jour, à ces allers et retours sur cette ligne qui s’arrête devant leur maison, la maison de Megan et Scott. Et s’ils ne la retrouvaient jamais ? Je passerais le restant de ma vie à me demander (et je sais que ce n’est pas très probable, mais quand même) si j’aurais pu l’aider en racontant ce que je savais. Et si Scott était accusé de lui avoir fait du mal parce que la police ne découvrirait jamais l’existence de A ? Et si elle était en ce moment même chez A, ligotée à la cave, blessée, ensanglantée, ou même enterrée au fond du jardin ?

J’ai fait ce qu’avait proposé Gaskill, j’ai acheté un sandwich jambon-fromage et une bouteille d’eau dans une épicerie, et je suis allée jusqu’au seul parc de Witney, un misérable petit bout de terrain entouré de maisons des années trente, et presque exclusivement constitué d’une aire de jeux sur un sol bétonné. Je me suis installée sur un banc au bord pour regarder les mères et les nounous gronder leurs protégés quand ils mettaient du sable dans leur bouche. Il y a quelques années, c’était mon rêve de venir ici – pas pour avaler un sandwich jambon-fromage entre deux interrogatoires de police, évidemment –, je rêvais de venir avec mon bébé. Je pensais à la poussette que j’achèterais, aux heures que je passerais chez Baby Gap ou Toys’R’Us, à examiner les vêtements minuscules si mignons et les jouets d’éveil. Je songeais au jour où je viendrais m’asseoir là, mon heureux événement sur les genoux.

Mais ce jour n’est pas venu. Aucun docteur n’a su m’expliquer pourquoi je ne peux pas tomber enceinte. Je suis jeune, en bonne santé, et je ne buvais pas tant que ça à l’époque où on essayait. Le sperme de mon mari était dynamique et abondant. Mais ça n’est pas venu. Je n’ai pas subi la douleur d’une fausse couche, je ne suis juste pas tombée enceinte. Nous avons fait une tentative de FIV, une seule, car nous n’avions pas les moyens de recommencer. Comme tout le monde nous en avait avertis, c’était une expérience pénible, et ça a échoué. Mais personne ne m’avait dit que ça nous briserait. Et pourtant. Ou plutôt, ça m’a brisée, moi, et en retour je nous ai brisés.

Quand on est stérile, on n’a jamais le loisir de l’oublier. Pas quand on atteint la trentaine. Mes amis avaient des enfants, des amis d’amis avaient des enfants, j’étais constamment assaillie de grossesses, de naissances, et de fêtes de premier anniversaire. On m’en parlait en permanence. Alors, quand est-ce que ça allait être enfin mon tour ? Au bout d’un moment, notre impossibilité d’avoir des enfants est devenue un sujet normal à aborder à table, le dimanche midi, et pas juste entre Tom et moi, mais de manière générale. Ce qu’on essayait, ce qu’on devrait faire, est-ce que je pensais vraiment que c’était une bonne idée de reprendre un verre de vin ? J’étais encore jeune, j’avais encore du temps devant moi, mais l’échec m’a enveloppée comme un linceul, il m’a submergée, m’a entraînée vers les profondeurs, et j’ai fini par abandonner tout espoir. Je me suis mise à en vouloir à ces gens qui semblaient estimer que c’était ma faute, que c’était moi qui faillissais à mon devoir. Mais, comme l’a montré la vitesse à laquelle Tom est parvenu à mettre Anna enceinte, il n’y a jamais eu de souci du côté de sa virilité à lui. J’avais tort de suggérer que nous étions tous deux responsables ; c’était moi, le problème.

Ma meilleure amie depuis l’université, Lara, a eu deux enfants en l’espace de deux ans, d’abord un garçon, puis une fille. Je ne les aimais pas. Je ne voulais pas entendre parler d’eux. Je ne voulais pas être dans la même pièce qu’eux. Au bout d’un moment, Lara a cessé de me parler. Au travail, une collègue m’a raconté (nonchalamment, comme si elle parlait de se faire enlever l’appendice ou les dents de sagesse) qu’elle avait avorté récemment, un avortement médicamenteux, et que c’était bien moins traumatisant que l’avortement chirurgical qu’elle avait subi quand elle était à la fac. Après cela, je ne pouvais plus lui adresser la parole, j’arrivais à peine à la regarder. L’atmosphère s’est tendue au bureau, les gens s’en sont rendu compte.

Tom ne l’a pas vécu de la même manière. Ce n’était pas de son fait, et, de toute façon, il n’avait pas le même besoin d’enfant que moi. Il voulait être père, oui ; je suis sûre qu’il rêvassait parfois à l’idée de jouer au ballon avec son fils dans le jardin, ou de porter sa fille sur ses épaules en se promenant dans le parc. Mais il pensait que notre vie serait formidable, même sans enfants. On est heureux, me disait-il souvent, pourquoi ne pourrait-on pas continuer à être heureux, tout simplement ? Il a commencé à m’en vouloir. Il n’a jamais compris comment je pouvais ressentir à ce point le manque de quelque chose que je n’avais jamais eu.

Dans mon malheur, je me suis sentie très seule. Je me suis isolée, alors j’ai bu, un peu, puis un peu plus, et ça m’a rendue plus solitaire encore, parce que personne n’aime passer du temps avec une saoularde. J’ai bu et j’ai perdu, j’ai perdu et j’ai bu. J’aimais mon travail, mais je n’avais pas non plus un métier passionnant, et même si ça avait été le cas… Soyons francs, encore aujourd’hui, la valeur d’une femme se mesure à deux choses : sa beauté ou son rôle de mère. Je ne suis pas belle, et je ne peux pas avoir d’enfant. Je ne vaux rien.


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