Je ne peux pas dire que mes problèmes d’alcool ne viennent que de tout cela. Je ne peux pas les mettre sur le compte de mes parents ou de mon enfance, d’un oncle pédophile ou d’une terrible tragédie. C’est ma faute. Je buvais déjà, de toute façon, j’ai toujours aimé boire. Mais je suis devenue plus triste, et la tristesse, au bout d’un moment, c’est ennuyeux – pour la personne qui est triste et pour tous ceux qui l’entourent. Puis je suis passée de quelqu’un qui aime boire à alcoolique, et il n’y a rien de plus ennuyeux que ça.
Ça va mieux, maintenant, question enfants, depuis que je suis seule. J’ai bien été obligée. J’ai lu des livres et des articles, et j’ai compris que je devais l’accepter pour avancer. Il y a des solutions, il y a de l’espoir. Si je me reprenais en main et si j’arrêtais de boire, je pourrais peut-être adopter. Et j’ai à peine trente-quatre ans, ce n’est pas encore la fin. Je vais mieux qu’il y a quelques années, quand il pouvait m’arriver de partir du supermarché en abandonnant mon chariot dans les rayons s’il y avait trop de mamans avec leurs enfants ; je n’aurais jamais pu venir dans un parc comme celui-ci, m’asseoir près du terrain de jeux et regarder des bambins potelés descendre le toboggan. Il y a eu des fois, quand j’étais au plus bas, quand l’envie me dévorait pire que jamais, où j’ai cru que j’allais perdre la tête.
Et c’est peut-être ce qui s’est passé, un temps. La fois dont ils m’ont parlé, au poste, j’étais peut-être bien folle, ce jour-là. C’est quelque chose que Tom a dit qui m’a fait basculer dans une spirale infernale. Quelque chose qu’il a écrit, d’ailleurs : je l’ai lu sur Facebook ce matin-là. Ce n’était pas un choc, je savais qu’elle allait avoir un bébé, il me l’avait dit, et je l’avais vue, elle, et j’avais aperçu le fameux rideau rose dans la chambre d’amis. Alors je savais que ce jour viendrait. Mais j’avais toujours imaginé ce bébé comme son bébé à elle. Jusqu’au jour où j’ai vu cette photo de lui qui tenait sa fille dans les bras et qui la dévorait des yeux en souriant. Sous la photo, il avait écrit : « Alors c’est pour ça que vous en faites toute une histoire ! Je ne pensais pas être capable d’aimer autant. C’est le plus beau jour de ma vie ! » Je l’ai imaginé écrire ces mots – conscient que j’allais voir ces lignes et qu’elles m’achèveraient, et les écrire tout de même. Il s’en fichait. Les parents se fichent de tout, à part de leurs enfants. Ceux-ci sont pour eux le centre du monde, la seule chose qui compte vraiment. Plus personne d’autre n’a d’importance, ni la souffrance, ni le bonheur des autres, plus rien n’est réel.
J’étais en colère. Désespérée. Peut-être que j’ai voulu me venger. Peut-être que j’ai voulu leur montrer que mon désespoir était réel. Je ne sais pas. J’ai fait quelque chose de stupide.
Deux heures plus tard, je suis revenue au poste. J’ai demandé à parler à Gaskill seul, mais il a dit qu’il voulait que Riley soit présente. Je l'ai aimé un peu moins après ça.
— Je ne suis pas entrée par effraction, ai-je dit. J’y suis allée, c’est vrai, je voulais parler à Tom. Personne n’a répondu quand j’ai sonné…
— Alors comment êtes-vous entrée ? m’a demandé Riley.
— La porte était ouverte.
— La porte d’entrée était ouverte ?
J’ai soupiré.
— Non, bien sûr que non. La porte de derrière, la porte coulissante qui mène au jardin.
— Et comment êtes-vous entrée dans le jardin ?
— Je suis passée par-dessus la barrière, je savais que…
— Alors vous êtes passée par-dessus la barrière pour accéder à la maison de votre ex-mari ?
— Oui. On avait… Avant, il y avait toujours un double de la clé caché derrière la maison, au cas où l’un de nous oublierait la sienne. Mais je ne voulais pas entrer par effraction, je vous assure, je voulais juste parler à Tom. J’ai cru que… que la sonnette ne marchait pas, peut-être.
— C’était en plein milieu de la journée, un jour de semaine, non ? Pourquoi croyiez-vous que votre ex-mari serait chez lui ? Est-ce que vous aviez téléphoné avant ? a demandé Riley.
— Mais bon Dieu ! vous allez me laisser finir, oui ? me suis-je écriée.
Elle a secoué la tête et repris le même sourire qu’avant, comme si elle me connaissait, comme si elle pouvait lire en moi.
— Je suis passée par-dessus la barrière, ai-je repris en tâchant de calmer ma voix. J’ai frappé à la porte vitrée, qui était entrouverte. Personne n’a répondu. J’ai passé la tête à l’intérieur et j’ai appelé Tom. Encore une fois, personne n’a répondu, mais j’ai entendu un bébé pleurer. Je suis entrée et j’ai vu Anna…
— Madame Watson ?
— Oui. J’ai vu madame Watson endormie sur le canapé. Le bébé était dans sa nacelle, elle pleurait – elle hurlait, même, elle était toute rouge. De toute évidence, ça faisait un bon moment qu’elle pleurait.
En prononçant ces mots, je me rends compte que j’aurais dû leur dire que j’entendais le bébé pleurer depuis la rue, et que c’était pour ça que j’avais fait le tour de la maison. J’aurais eu l’air moins folle.
— Alors, le bébé est en train de crier, sa mère est juste à côté, mais elle ne se réveille pas ? demande Riley.
— Oui.
Elle a les coudes sur la table, ses mains devant la bouche, et je n’arrive pas à bien voir son expression, mais je sais qu’elle pense que je mens.
— Je l’ai prise dans mes bras pour la réconforter. C’est tout. Je l’ai prise pour la calmer.
— Sauf que ce n’est pas tout, n’est-ce pas ? Parce que, quand Anna s’est réveillée, vous n’étiez plus là, n’est-ce pas ? Vous étiez au niveau du grillage, près de la voie ferrée.
— Elle ne s’est pas arrêtée de pleurer tout de suite, ai-je répondu. Je l’ai bercée mais elle continuait de geindre, alors je suis allée marcher dehors avec elle.
— Près de la voie ferrée ?
— Dans le jardin.
— Est-ce que vous aviez l’intention de faire du mal à l’enfant des Watson ?
Je me suis levée d’un bond. Oui, je sais, c’était un peu théâtral comme geste, mais je voulais qu’ils voient – que Gaskill voie – que j’étais scandalisée par cette suggestion.
— Je ne suis pas venue pour entendre ce genre de chose, mais pour vous parler de l’autre homme ! Pour vous aider ! Et maintenant… De quoi est-ce que vous m’accusez, exactement ? De quoi ?
Gaskill est resté impassible, peu impressionné par mes cris. Il m’a fait signe de me rasseoir et a pris la relève :
— Madame Watson – l’autre… euh… madame Watson, Anna – a mentionné votre nom au cours de notre enquête sur Megan Hipwell. Elle a dit que vous aviez déjà agi de manière imprévisible, voire instable, par le passé. Elle a mentionné cet incident avec son enfant. Elle nous a dit que vous les harceliez tous les deux, son mari et elle, et que vous continuiez d’appeler chez eux régulièrement.
Il s’est penché un instant sur ses notes.
— Presque chaque soir, d’ailleurs. Que vous refusiez d’accepter la fin de votre relation…
— C’est complètement faux ! ai-je insisté.
Et là, j’étais honnête. Oui, j’appelais encore Tom de temps en temps, mais pas chaque soir, c’était très exagéré. Mais je commençais à me dire que Gaskill n’était peut-être pas de mon côté, après tout, et j’ai senti les larmes me monter aux yeux.
— Pourquoi n’avez-vous pas changé de nom ? m’a alors demandé Riley.
— Pardon ?
— Vous portez toujours le nom de famille de votre mari. Pourquoi ? Si un homme me quittait pour une autre femme, je crois que je voudrais me débarrasser de son nom. Je n’aurais aucune envie de le partager avec ma remplaçante…
— Eh bien, je suis peut-être au-dessus de ça, moi.
Ce qui est faux. Je déteste qu’elle s’appelle Anna Watson.
— Bien sûr. Et la bague ? Celle que vous avez autour du cou, au bout d’une chaîne ? Est-ce que c’est votre alliance ?
— Non, ai-je menti. C’est… elle appartenait à ma grand-mère.
— Ah oui ? D’accord. Bon, je dois vous dire que, en ce qui me concerne, votre comportement tend à suggérer que, comme l’a sous-entendu madame Watson, vous refusez de passer à autre chose et d’accepter que votre ex a une nouvelle famille.